d'abord chez le comte; il sera couché.
–Frères, allons d'abord chez l'évêque, il sera levé… C'est plus gai de surprendre un prélat qui boit qu'un seigneur qui ronfle.
–Bien dit, Ronan… Allons d'abord chez l'évêque.
–Marchons… Moi, je connais la maison…
Qui parlait ainsi?.. Un jeune et beau Vagre de vingt-cinq ans; on l'appelait le Veneur… Il n'était pas de plus fin archer, sa flèche allait où il voulait… Esclave forestier d'un duc frank, et surpris avec une des femmes de son seigneur, il avait échappé à la mort par la fuite, et depuis il courait la Vagrerie.
–Oui, moi je connais la maison épiscopale, – reprit ce hardi garçon. – Me doutant qu'un jour ou l'autre nous irions communier avec les trésors de l'évêque, je suis allé, en bon veneur, observer son repaire… et là, j'ai vu la biche du saint homme… Quel corsage elle a!! Jamais chevrette n'eut l'oeil plus noir et plus doux!
–Et la maison, Veneur, la maison, quelle figure a-t-elle?
–Mauvaise! Fenêtres élevées, portes épaisses, fortes murailles.
–Veneur, – reprit le joyeux Ronan, – nous arriverons au coeur de la maison de l'évêque sans passer ni par la porte, ni par la fenêtre, ni par la muraille… de même que tu arrives au coeur de ta maîtresse sans passer par ses yeux… Allons, mes Vagres, la nuit sera bonne.
–Frères, à vous les trésors… à moi la belle évêchesse! Le saint homme l'appelle sa soeurD… le diable sait ce qui en est…
–À toi, Veneur, l'évêchesse; à nous le pillage de la villa épiscopale… et vive la Vagrerie!
L'évêque Cautin habitait, pendant l'été, sa villa située non loin de la ville de Clermont, siége de son épiscopat… Jardins magnifiques, eaux cristallines, épais ombrages, frais gazons, gras pâturages, moissons dorées, vignes empourprées, forêt giboyeuse, étangs empoissonnés, étables bien garnies, entouraient le palais du saint homme; deux cents esclaves ecclésiastiques, mâles et femelles, cultivaient les biens de l'Église, sans compter l'échanson, le cuisinier, le rôtisseur, le boucher, le boulanger, le baigneur, le raccommodeur de filets, le cordonnier, le tailleur, le tourneur, le charpentier, le maçon, le veneur et les fileuses et lavandièresE, esclaves aussi, presque toujours jeunes, souvent jolies. Chaque soir, l'une d'elles apportait à l'évêque Cautin, couché douillettement sur la plume, une coupe de vin chaud très-épicé… Le matin, une autre jolie fille apportait, au réveil du pieux homme, une coupe de lait crémeux… Voyez un peu ce bon apôtre d'humilité, de chasteté, de pauvreté!..
Quelle est donc cette belle grande femme, jeune encore, et faite comme Diane chasseresse? Le cou et les bras nus, vêtue d'une simple tunique de lin, ses noirs cheveux à demi dénoués, elle est accoudée au balcon de la terrasse de cette villa. Brûlants et languissants à la fois, les yeux de cette jeune femme tantôt s'élèvent vers le ciel étoilé, tantôt semblent sonder la profondeur de cette douce nuit d'été, douce nuit qui protége de son ombre l'approche des Vagres, se dirigeant, à pas de loups, vers la demeure de l'évêque. Cette femme, c'est Fulvie, l'évêchesseF de Cautin, mariée à lui, alors que, simple tonsuré, il ne briguait pas encore l'épiscopat… Depuis qu'il est prélat, il l'appelle benoîtement ma soeur, selon les canons des conciles… et l'évêchesse reste en effet sa soeur; le saint homme, depuis son épiscopat, trouvant qu'une femme c'est trop… ou trop peu.
–Oh! malheur! – disait la belle évêchesse, – malheur à ces nuits d'été où l'on est seule à respirer le parfum des fleurs, à écouter dans la feuillée le murmure des brises nocturnes, pareilles au frissonnement des baisers amoureux!.. Oh! dans ma solitude, je la redoute cette énervante chaleur des nuits d'été; elle me pénètre; elle circule en vain dans mes veines!.. J'ai vingt-huit ans… Voilà douze ans que je suis mariée… et ces années conjugales, je les ai comptées par mes larmes! Recluse à la ville, recluse à la campagne par l'ordre de mon seigneur et mari, l'évêque Cautin… vivant dans mon gynécéeG, au milieu de mes femmes esclaves, dont ce luxurieux fait ses maîtresses, les conciles l'obligeant, dit-il, à vivre chastement avec sa femme… telle est ma vie… ma triste vie!.. L'âge approche, et jamais, jamais, je n'ai connu un seul jour d'amour et de liberté… Amour! liberté! vieillirai-je donc sans vous connaître?
Et la belle évêchesse se redressa, secoua sa noire chevelure au vent de la nuit, fronça ses noirs sourcils, et, d'un air de défi, s'écria:
–Malheur aux maris violents et débauchés… ils font les femmes perdues!.. Aimée, respectée, traitée, sinon en femme, du moins en soeur par l'évêque, j'aurais été chaste et douce… Dédaignée, humiliée devant les dernières esclaves de ma maison, je suis devenue emportée, vindicative, et du haut de ma terrasse… souvent, le front rouge, je suis d'un regard troublé les jeunes esclaves laboureurs allant aux champs… J'ai battu de mes mains les concubines de mon mari… et pourtant, pauvres malheureuses, elles ne cèdent pas à l'amant qui prie, mais au maître qui ordonne… Je les ai battues par colère, non par jalousie; cet homme, avant de m'être odieux, m'était indifférent… Je l'aurais aimé, cependant, s'il avait voulu… et comme il aurait voulu. Femme-soeur d'un évêque… c'était beau!.. Que de bien à faire!.. que de larmes à sécher!.. Mais je n'ai séché que les miennes, puisque bientôt avilie… méprisée… Non, non, assez pleuré… assez gémi… assez souffert! Assez résisté à ces tentations qui me dévorent… Je fuirai cette maison, ne suis-je pas libre de moi-même? Cet homme, qui fut mon époux, ne m'a-t-il pas dit que nos liens charnels étaient brisés? S'il me force à rester près de lui, c'est pour jouir de mes biens! Oui, je fuirai cette maison, dussé-je être prise et vendue comme esclave!.. Maître pour maître, que perdrai-je? Oh! du matin au soir filer sa quenouille, ou aller à la chapelle, prier du coeur, non des lèvres, puisque les excès de ce prêtre cruel et débauché, parlant et priant au nom du Seigneur, sans être foudroyé, ont tué en moi la foi!.. Vivre ainsi! est-ce vivre? Traîner mes jours dans cette opulente villa, tombeau doré, entouré de verdure et de fleurs! est-ce vivre?.. Non, non; et, par les flancs de ma mère! je veux vivre, moi! Je veux sortir de ce sépulcre glacé! Je veux le grand air, le grand soleil, l'espace! Je veux mon jour d'amour et de liberté… Oh! si je revoyais ce jeune garçon, qui, plusieurs fois déjà, est passé de si grand matin au pied de cette terrasse, où dès l'aube, après mes nuits de brûlante insomnie, je viens respirer la fraîcheur matinale!.. Comme il me regardait d'un oeil fier et amoureux! Quelle avenante et hardie figure sous son chaperon rouge couvrant à demi ses noirs cheveux bouclés! Quelle taille svelte et robuste sous sa saie gauloise, serrée à ses reins agiles par le ceinturon de son couteau de chasse! Ce doit être quelque esclave forestier des environs… Esclave, esclave! Eh! qu'importe! Il est jeune, beau, leste, amoureux! Les maîtresses de mon saint mari sont esclaves aussi… Oh! n'aurai-je donc jamais aussi mon jour d'amour et de liberté!
Que fait l'évêque pendant que son évêchesse, rêveuse, au balcon de sa terrasse, regarde les étoiles et jette ainsi au vent des nuits ses regrets, ses soupirs et ses espérances endiablées?.. Le saint homme boit et devise avec le comte Neroweg, cette nuit son hôte; la salle du festin, bâtie à la mode romaine (cette demeure avait appartenu l'autre siècle à un préfet romain), est vaste, ornée de colonnes de marbre, enrichie de dorures et de peintures à fresque quelque peu endommagées par les coups de dents et les ruades des chevaux des Franks, ces Barbares, lors de leur conquête de l'Auvergne, ayant fait une écurie de cette salle de festin; les vases d'or et d'argent sont étalés sur des buffets d'ivoire; le plancher est dallé de riches mosaïques agréables à l'oeil; plus agréable encore est la large table chargée de coupes et d'amphores à demi pleines; les leudes, compagnons de guerre de Neroweg, et ses égaux durant la paixH, après avoir, selon l'usage, soupé à la même table que le comte, sont allés jouer aux dés sous le vestibule avec les clercs et les chambriers de l'évêque.