que j'ai donc fait? J'ai tué… mon frère Ursio!
–Vraiment? et le meurtre de ta concubine Isanie? et le meurtre de ta quatrième femme Wisigarde que tu avais épousée, de même que tu as épousé ta cinquième femme Godègisèle… bien que ta première et ta seconde épouse soient encore vivantes? dis, comte, sont-ce là des peccadilles?
–Ne m'as-tu pas absous de ces choses-là? Par l'aigle terrible, mon glorieux aïeul! il m'en a coûté les cinq cents meilleurs arpents de ma forêt, trente-huit sous d'or, vingt esclaves, et cette superbe pelisse de fourrures de martre du Nord, dans laquelle tu te prélassais cet hiver, et que le grand Clovis avait donnée à mon père!
–De ces premiers crimes, tu es absous… c'est vrai; aussi tu serais blanc comme l'agneau pascal sans ton abominable fratricide.
–Je n'ai pas tué Ursio par haine, moi; je l'ai tué pour avoir sa part d'héritage.
–Et pourquoi aurais-tu tué ton frère, bestial? Pour le manger?
–Je te dis, moi, que le grand Clovis a tué aussi tous ses parents pour avoir leur héritage, et qu'il jouit du paradis… J'y veux aller aussi, moi qui ai moins tué que lui, et si tu ne me promets pas sur l'heure le paradis sans me faire payer davantage, je te fais tirer à quatre chevaux ou hacher par mes leudes!
–Et moi je te dis que si tu n'expies pas ton fratricide par un don à mon église, tu iras en enfer, toi, qui, comme Caïn, as tué ton frère.
–Oui, oui, patron, tu dis toujours cela pour mes cent arpents de prairie, mes vingt sous d'or et ma petite esclave blonde.
–Je dis cela pour le salut de ton âme, malheureux! Je dis cela pour t'épargner les tortures de l'enfer dont la seule pensée me fait frissonner pour toi.
–Tu parles toujours de l'enfer… Où est-il?
–Où il est?
Et l'évêque Cautin frappa encore du pied sur le sol.
–Tu demandes où il est, l'enfer?
–Il n'y en a pas…
–Il n'y a pas d'enfer! Seigneur, Seigneur! ayez pitié de ce barbare. Ouvrez-lui les yeux par un miracle… Comte, sens-tu cette odeur de soufre?
–Je sens… une odeur très-puante.
–Vois-tu cette fumée qui sort à travers ces dalles?
–D'où vient cette fumée? – s'écria Neroweg effrayé, en se levant de table et se reculant de l'endroit du sol d'où sortait une vapeur noire et épaisse; – évêque, quelle est cette magie?
–Seigneur, mon Dieu! vous avez entendu la voix de votre serviteur indigne, – dit Cautin en joignant les mains et se mettant à genoux, – vous voulez vous manifester aux yeux de ce barbare… Tu demandes où est l'enfer? Regarde à tes pieds; vois ce gouffre, vois cette mer de flammes prête à l'engloutir…
Et l'une des dalles de la mosaïque s'enfonçant sous le sol au moyen d'un contrepoids, laissa béante une large ouverture d'où s'échappèrent de grands tourbillons de feu répandant une forte odeur de soufre.
–La terre s'entr'ouvre, – s'écria le Frank livide de terreur, – du feu! du feu! sous mes pieds.
–C'est le feu éternel, – dit l'évêque en se redressant menaçant, tandis que le comte tombait à genoux cachant sa figure entre ses mains, – ah! tu demandes où est l'enfer, impie, blasphémateur!
–Patron, mon bon patron, aie pitié de moi!
–Entends-tu ces cris souterrains? Ce sont les démons; ils viennent te chercher. Entends-tu comme ils crient: Neroweg, Neroweg! le fratricide! Viens à nous! Caïn, tu es à nous!
–Ces cris sont affreux… Mon bon père en Christ, prie le Seigneur de me pardonner!
–Ah! te voilà à genoux, pâle, éperdu, les mains jointes, les yeux fermés par l'épouvante… Demanderas-tu encore où est l'enfer?
–Non, non, évêque, saint évêque Cautin; absous-moi de la mort de mon frère, tu auras ma prairie, mes vingt sous d'or…
–Et l'esclave?
–Et ma petite esclave blonde.
–J'ai là une charte de donation préparée… Tu vas faire venir un de tes leudes comme témoin. Mon témoin à moi sera cet ermite, afin que la donation soit en règle et selon l'usage.
–Oui, oui, mais aie pitié de moi… Si ces dénions allaient m'emporter… Comme ils m'appellent! Renvoie-les! renvoie-les donc, mon bon patron, qu'ils ne m'entraînent pas en enfer, moi ton fils en Christ!
–Ils t'emporteraient si tu manquais à ta promesse.
–Je la tiendrai… Oh! je la tiendrai…
–Puisque tu ne doutes plus de la puissance du Seigneur, – reprit l'évêque en frappant de nouveau du pied sur le plancher, – relève-toi, comte, ouvre les yeux, le gouffre de l'enfer est refermé (la dalle en remontant avait repris sa place). Ermite, apporte ce parchemin et ce qu'il faut pour écrire. Tu seras mon témoin.
–Je ne serai pas témoin de cette fourberie sacrilége, – répondit en latin l'ermite laboureur. – Je t'exposerais à la fureur de ce barbare en lui dévoilant cette pillerie, il te tuerait, et je ne veux pas voir ton sang couler… mais, prends garde, prends garde… tu domines par la ruse et la terreur les seigneurs stupides et féroces; moi je domine, par l'amour que je leur porte, les opprimés et ceux qui souffrent. Prends garde; ceux-là sont nombreux.
–Voudrais-tu exciter une rébellion contre moi? Serais-tu capable d'abuser du grand empire que tu possèdes sur le populaire? toi que j'ai accueilli ici comme un hôte bien venu? sans savoir pourtant si ton évêque t'avait permis de sortir de son diocèseK.
–Demain, avant de continuer ma route, je te dirai ce que j'attends de toi…
Cautin, à qui l'ermite laboureur imposait, frappa sur un timbre pendant que le comte, toujours agenouillé, tremblant de tous ses membres, essuyait la sueur glacée qui coulait de son front. À l'appel de l'évêque, le chambrier parut; le saint homme lui dit tout bas en latin:
–L'enfer a été très-satisfaisant… Qu'on éteigne le feu!
Et il ajouta tout haut:
–Commande à l'un des leudes du comte de venir ici… Tu l'accompagneras.
Le chambrier sorti, l'évêque s'adressant au Frank toujours agenouillé:
–Tu as cru, et tu te repens… Relève-toi! Mais prends garde de manquer à ta parole…
–Mon bon patron, je ne me relèverai pas que tu ne m'aies promis une chose…
–Quoi donc?
–J'ai peur de retourner cette nuit à mon burg; les démons viendraient peut-être me prendre sur la route… Je suis épouvanté… garde-moi cette nuit à ta villa.
–Tu seras mon hôte jusqu'à demain; mais ta petite esclave, tu devais me l'envoyer dès ton arrivée… chez toi?
–Tu la veux cette nuit?.. la petite esclave?
–Je l'ai promise à mon évêchesse, autrefois ma femme selon la chair, aujourd'hui ma soeur en Dieu. Elle a besoin d'une toute jeune fille pour son service; je lui ai promis celle-ci… et plus tôt elle l'aura, plus tôt elle sera contente.
–Ainsi, patron, – dit le comte en se grattant l'oreille, – tu la veux absolument ce soir, la petite esclave?
–Oserais-tu maintenant te dédire?.. Te crois-tu déjà si loin de l'enfer?
–Non, oh! non, patron… ne te fâche pas; un de mes leudes va monter à cheval; il ira chercher la petite esclave et la ramènera ici en croupe…
La charte de donation, validée selon l'usage par l'inscription du témoignage du chambrier de l'évêque et du leude, portait que Neroweg, comte du roi