Эжен Сю

Les mystères du peuple, Tome IV


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vînt te tourmenter la nuit sous figure de fantôme effrayant, jusqu'à ce que tu aies tiré de peine cette pauvre âme…

      –Comment la tirer de peine?

      –Par des prières que dirait un prêtre du Seigneur.

      –Je ne suis pas prêtre, moi!

      –Mais je le suis, moi!

      –Alors, patron, dis-les, ces prières, pour cette âme en peine.

      –Soit… Durant vingt ans, il sera dit à l'autel des prières pour l'âme de Wisigarde, à condition que tu m'abandonneras ce bout de forêt, séparé de ton domaine par la rivière…

      –Encore donner à ton Église… donner toujours… toujours donner!..

      –Libre à toi de préférer être tourmenté la nuit par des fantômes livides et sanglants…

      Le Frank regarda l'évêque d'un oeil défiant et irrité; puis il reprit avec un courroux concentré:

      –Gaulois rapace, tu veux donc me prendre pièce à pièce la part de conquêtes que nos rois nous ont donnée, à mon père et à moi, en bénéfice héréditaire? Doter encore ton Église! je doterais plutôt le diable!..

      –Dote-le donc… le voici!! – dit une grosse voix qui semblait sortir des entrailles de la terre.

      Au son de cette voix, l'ermite se leva surpris, l'évêque se renversa sur le dossier de son siége, se signa brusquement; puis, réfléchissant, il dit en latin:

      –C'est mon chambrier; il était resté là-dessous… le tour est gai… il vient à point…

      Le comte, lui, frappé de terreur, se croyant poursuivi par le démon en personne, avait poussé un grand cri, s'enfuyant éperdu de la salle du festin, et manquant de renverser le leude, qui en ce moment entrait, poussant devant lui une jeune fille, en disant:

      –Voici la petite esclave, Odille, la filandière.

      L'évêque en rut oublia tout pour courir vers la pauvrette; mais au moment où il s'élançant pour la saisir, une main vigoureuse, sortant par l'ouverture de la dalle abaissée, arrêta le prélat par un pan de sa robe en lui criant:

      –Luxurieux point ne seras, saint homme de Dieu!!

      Lorsque l'évêque se retourna inquiet de voir qui lui parlait ainsi, il vit avec effroi Ronan à la tête de ses compagnons, qui, comme lui, sortirent par l'issue du souterrain, en poussant des cris enragés… Tous, par plaisante humeur, les joyeux garçons, s'étaient noirci la figure avec les débris charbonnés des fagots destinés à produire les flammes de l'enfer et à jouer le miracle.

      À la vue de ces hommes noirs, sortant de dessous terre, et hurlant comme des damnés, le leude, qui avait amené la petite esclave, crut aussi qu'ils venaient de l'enfer, et se précipita sur les traces de Neroweg en criant:

      –Les démons! les démons!..

      Le comte, de plus en plus épouvanté, courut à l'écurie, s'élança sur son cheval, et à toute bride s'éloigna de la villa épiscopale; ses leudes l'imitèrent, sautèrent sur leurs montures, abandonnant leurs armes dans la salle du festin, et tous prirent la fuite en tumulte, répétant avec épouvante:

      –Les démons! les démons!..

      La villa épiscopale a été envahie par les Vagres depuis deux heures.

      Qui dit donc une messe de nuit dans la chapelle de l'évêque? les cierges sont allumés sur l'autel, ni plus ni moins que pour la fête de Pâques; ils éclairent de leur vive lumière les premiers arceaux: le reste de la chapelle est noyé d'ombre, jusqu'à la porte voûtée, à travers laquelle on aperçoit çà et là une lueur rouge, comme celle d'un brasier qui s'éteint… Quel brasier? celui que formait les débris embrasés de la villa épiscopale…

      La villa a donc été incendiée par les Vagres? Certes; auraient-ils sans cela emporté des torches de paille?

      Au milieu du choeur sont entassées pêle-mêle les richesses de l'évêque: vases d'or et d'argent, saints calices et coupes à boire, boîtes à Évangiles et plats à manger, patènes et bassins à rafraîchir le vin; gros sacs de peau éventrés, d'où ruissellent les sous d'or et d'argent; riches étoffes pourpres et bleues, n'attendant plus que la façon; fourrures chaudes et rares, noires comme le corbeau, blanches comme la colombe; et pour trophées, aux quatre coins de ce splendide monceau de butin, les haches, les boucliers et les piques des leudes fuyards par peur du diable: or, argent, acier, vives couleurs, tout brille, fourmille et scintille de ces joyeux miroitements, particuliers aux gros monceaux de précieux butin, si plaisants à l'oeil d'un Vagre…

      Ils sont donc là, les Vagres? ils sont donc dans la sainte chapelle de la villa épiscopale?

      Oui, les voici réunis dans ce lieu sacré dont ils ont fait leur magasin…

      Et que font-ils là?

      Ma foi! ils font ce que font les Vagres après avoir bu, ravagé, pillé: les uns ronflent et cuvent leur ivresse sur les marches de l'autel, les autres, se balançant sur leurs jambes avinées, se délectent en regardant amoureusement leur gros tas de butin, ces richesses, qu'ils vont semer sur leur route, et qui feront tant d'heureux; car les Vagres de Ronan surtout sont fidèles à ces commandements… saints commandements en Vagrerie:

      «Prenons aux riches, donnons aux pauvres… Vagre qui garde un sou pour le lendemain n'est plus un Vagre, un Loup, une Tête de loup, un Homme errant… Toujours il partage son butin de la veille entre les pauvres gens pour avoir à piller de nouveau évêques renégats! Franks pillards et oppresseurs de la vieille Gaule!»

      Et ces autres Vagres, appuyés debout aux fûts des colonnes, ou assis sur les marches de l'autel, à côté des ronfleurs, leurs regards sont aussi fermes que leurs jambes, n'ont-ils donc point aussi goûté, ceux-là, aux vins vieux de la villa épiscopale?

      Ceux-là ils en ont bu deux fois, dix fois plus que les autres (et Ronan est de ce nombre); mais ce sont des Vagres aguerris, rudes compères, qui vous vident une outre d'un trait, et marchent sans broncher sur une poutre à travers l'incendie qu'ils ont allumé dans le burg d'un Frank ou dans la villa d'un évêque… Et ces hommes, à tête rasée, hâves, vêtus de haillons, ces femmes? non moins misérables, mais dont quelques-unes sont jolies, très-jolies; les uns et les unes ont l'air aussi gai, aussi aviné que les Vagres, que sont-ils, ces hommes et ces femmes?

      Ce sont des esclaves de l'Église, joyeux d'avoir leur jour de justice et de vengeance… Mais d'autres esclaves en grand nombre ont fui dans les champs, craignant de voir le feu du ciel tomber sur les Vagres, assez sacriléges pour mettre à sac et à feu la maison de leur seigneur évêque.

      Que fait donc Ronan, se prélassant au banc épiscopal, où il est assis, revêtu des habits sacerdotaux et coiffé du bonnet de fourrure, que le comte Neroweg a laissé dans la salle du festin en fuyant éperdu? Quatre Vagres assistent Ronan… étranges clercs! plaisants diacres! Parmi eux se trouve Dent-de-Loup, ce géant, dont un cercle de tonne ne mesurerait pas la ceinture.

      –Frères, sommes-nous tous ici?

      –Ronan, il ne manque que le Veneur; au plus fort de l'incendie, il a couru à la porte de l'évêchesse… et l'un des nôtres l'a vu ensuite traverser les flammes, courant vers le jardin, emportant dans ses bras cette belle femme évanouie.

      –Sans doute il la fait revenir à elle… Or, pendant qu'on ranime l'évêchesse, si nous jugions l'évêque?..

      –Bien dit, Ronan.

      –Le saint homme a souvent jugé du haut du tribunal de la curie, comme évêque et chef de la cité de Clermont, jugeons-le à son tour.

      –Oui, oui, jugeons l'évêque! jugeons l'évêque!..

      Et les esclaves de l'abbaye criaient plus fort que les Vagres:

      –Jugeons l'évêque!

      –Qu'on l'amène!

      Deux Vagres allèrent quérir le saint homme de Dieu, jusqu'alors retenu dans un couloir voisin.