Эжен Сю

Les mystères du peuple, Tome IV


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dans la montagne quand ils refusaient de les suivre. Ils ont ensuite parcouru la plaine; ils y ont encore enlevé du monde et des bestiaux. Nous étions cinquante peut-être, tant hommes que femmes et jeunes filles; les petits enfants… les Franks les massacraient comme n'étant bons à rien. La première nuit, nous avons couché dans un bois; les Franks ont fait violence aux femmes malgré leurs prières… J'ai entendu les sanglots de ma mère… le soir, on m'avait séparée d'elle… À moi, on ne m'a rien fait: le chef de ces guerriers me gardait, a-t-il dit, pour le comte. Le lendemain, nous nous sommes remis en marche, moi, toujours séparée de ma mère; on a encore tué des gens qui ne voulaient pas suivre… on a encore pris des esclaves et des troupeaux… et puis on s'est remis en route pour le burg. Avant d'y arriver, on a passé une seconde nuit dans les bois. Le chef, qui me réservait pour le comte, me faisait coucher à côté de son cheval… Au point du jour, nous avons continué notre route; j'ai des yeux cherché ma mère… le Frank m'a dit: «Elle est morte; deux guerriers, en se la disputant cette nuit, l'ont tuée.» Moi, j'ai voulu rester là pour y mourir; mais le chef m'a emportée sur son cheval, et nous sommes arrivés sur le domaine du comte…

      –Entends-tu, évêque? – dit Ronan, – entends-tu, Gaulois? ce sont les Franks, tes alliés, qui, dans cette province et dans les autres, massacrent les vieillards et les enfants comme bouches inutiles et enlèvent ainsi hommes et femmes de notre race, pour repeupler les terres de la Gaule que leurs rois ont distribuées à leurs guerriers en nous dépouillant… Ce sont tes alliés, tes amis, tes fils en Christ et en Dieu, qui font cela… et tu ordonnes, sous peine de l'enfer, au pauvre peuple d'obéir à ces pillards, à ces ravisseurs, à ces meurtriers, qui violentent et tuent les mères sous les yeux de leurs filles. Entends-tu cela, évêque gaulois?

      –Les Franks respectent les biens de l'Église et les oints du Seigneur, – s'écria l'évêque Cautin, – ces biens, ces oints sacrés, sur lesquels vous osez, maudits! porter vos mains impies.

      –Continue, – dit Ronan à la petite esclave, – continue, pauvre enfant!

      –Nous sommes arrivés au burg; le comte m'a fait conduire dans sa chambre; il s'est jeté sur moi, j'ai voulu lui résister, il m'a donné des coups de poings sur la figure, j'étais toute en sangM; la douleur et l'effroi m'ont fait perdre connaissance, le seigneur comte a abusé de moi; depuis, j'ai été enfermée avec les autres esclaves dans l'appartement de sa femme Godigisèle, bien douce femme pour un si méchant homme; cette nuit, un des leudes est venu me prendre, m'a emportée sur son cheval; il m'a conduite ici, me disant que je serais l'esclave du seigneur évêque.

      –Cela t'effraye, pauvre enfant, d'être esclave du seigneur évêque?

      –Ma mère et mes parents ont été tués; je suis esclave, je suis avilie… tout m'est égal… J'ai essayé de m'étrangler avec mes cheveux, mais j'ai eu peur… et pourtant je voudrais mourir.

      –Elle a quinze ans… évêque… et tu l'entends?

      –Bénis le Seigneur, chère fille, bénis-le; plus tu souffriras ici-bas, plus tu te féliciteras là-haut! C'est moi, ton père en Dieu, qui t'en donne l'assurance.

      –Bien dit, évêque. Donc, je le mettrai sur l'heure à même de pouvoir te singulièrement féliciter là-haut, – reprit Ronan; puis s'adressant à l'esclave dont il ne pouvait détacher ses yeux attendris:

      –Assieds-toi là, sur les marches de l'autel, petite Odille… Tu n'as ici que des amis; ne désespère pas encore.

      L'enfant contempla le Vagre d'un air grandement surpris; il lui parlait d'une voix douce; elle alla s'asseoir sur les marches de l'autel, et ne regarda plus que Ronan, n'écouta plus que les paroles de Ronan.

      –Eh! le Veneur! le Veneur! – cria l'un de ces gais compagnons debout près d'une petite porte de la chapelle donnant sur les jardins de la villa, – où vas-tu donc ainsi sous la feuillée, ta belle évêchesse au bras? ne viendra-t-elle pas voir son honnête mari… ce renard pris au piège, avant d'être pendu?

      –Mes bons seigneurs les Vagres, – dit la voix de l'évêchesse dont on distinguait à peine la forme svelte et blanche dans le pénombre de l'arceau de la porte, – longtemps j'ai maudit, longtemps j'ai haï celui-là qui fut mon mari… Je ne le hais plus, je ne le maudis plus; le bonheur rend indulgente… Faites-lui grâce comme je lui pardonne. Lui-même l'a dit: je n'étais plus sa femme… nos liens charnels ont été brisés… Il me gardait près de lui pour jouir de mes biens… Qu'il en jouisse… J'aurai du moins mon jour d'amour et de liberté… Viens, mon beau Vagre… et vive l'amour en Vagrerie!

      –Scélérate impudique! j'avais épousé une Olla… une Oliba… une Messaline!

      Mais Cautin criait, menaçait en vain; l'évêchesse continuait avec son Vagre sa promenade sous la feuillée des grands arbres de la villa, tandis que Ronan disait au saint homme:

      –Tu vas être jugé par ceux que tu as jugés. Pauvres esclaves de l'Église, que ferons-nous de ce méchant et luxurieux papelard qui enterre les vivants avec les morts?

      –Qu'il soit pendu!

      –Oui, oui! qu'il soit pendu!

      –Il ne mourra qu'une fois; et notre vie à nous était un long supplice.

      –Sa vie à lui une longue jouissance!

      –Qu'il soit pendu!

      –Que penses-tu de l'idée de ces bonnes gens? À moi, Ronan, elle me paraît sensée…

      –Et moi, mes frères, je vous dirai, au nom de Jésus de Nazareth, l'ami des affligés: pardon pour le coupable si sa repentance est sincère.

      Qui parlait ainsi? L'ermite laboureur, jusqu'alors caché dans l'ombre d'un des arceaux de la chapelle; soudain il parut aux yeux des Vagres et des esclaves courroucés contre l'évêque.

      –L'ermite laboureur! – s'écrièrent les esclaves avec un touchant respect, – l'ami des pauvres!

      –Le consolateur de ceux qui pleurent!

      –Que de fois, dans les champs, il a pris la houe d'un de nos compagnons, épuisé de fatigue, achevant ainsi la tâche du captif, pour lui épargner les coups de fouet du gardien!

      –Un jour, pendant que je paissais les brebis de l'évêque, deux s'étaient égarées. L'ermite laboureur a tant cherché, tant cherché, qu'il me les a ramenées; sans lui, j'étais roué de coups au retour.

      –Et nos petits enfants, si chétifs, si tristes, hélas! à cet âge où l'on rit souvent, ils ont toujours un sourire pour l'ermite laboureur.

      –Oh! dès qu'ils l'aperçoivent, ils courent se pendre à sa robe!

      –Aussi malheureux que nous, il aime à faire aux enfants de petits présents… doux présents des pauvres gens, dit-il, et il leur donne quelques fruits des bois… un rayon de miel sauvage… un oiseau tombé de son nid…

      –Aimez-vous… aimez-vous en frères, pauvres déshérités, – nous dit-il sans cesse; – l'amour rend le travail moins rude.

      –Espérez! – nous dit-il encore; – espérez! le règne des oppresseurs passera en ce monde, et pour eux sur cette terre, viendra l'heure d'un châtiment terrible… alors les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers.

      –Jésus, l'ami des affligés, l'a dit: les fers des esclaves seront brisés… Espoir! pauvres opprimés! Espoir!

      –Unissez-vous… aimez-vous… soutenez-vous… fils d'un même Dieu, enfants d'une même patrie!.. Désunis, vous ne pourrez rien; unis, vous pourrez tout… Le jour de la délivrance n'est peut-être pas éloigné… Amour, union, patience! attendez l'heure de l'affranchissement comme l'attendaient nos pères.

      –Oui, voilà ce que chaque jour l'ermite nous dit…

      –Et de mes paroles, frères, il faut vous souvenir en ce moment, – reprit le moine laboureur. – Jésus l'a dit: malheur aux âmes endurcies! miséricorde à qui se repent! Votre évêque