grincent des dents pour l'éternité! – s'écria Cautin, – tandis que nous avons la vraie foi… aussi le Seigneur Dieu réserve-t-il d'épouvantables châtiments pour les misérables qui osent insulter ses prêtres, ravir les biens de son Église… Tiens, moine, vois, vois si ce n'est pas un spectacle à fendre le coeur!
Ce spectacle, qui fendait le coeur du saint homme, réjouissait fort le coeur des Vagres… Le jour était venu: quatre grands chariots de la villa, attelés chacun de deux paires de boeufs, s'éloignaient lentement des ruines fumantes de la maison épiscopale, chargés de butin de toutes sortes: vases d'or et d'argent, rideaux et tentures, matelas de plume et sacs de blé, outres pleines et lingeries, jambons, venaison, poissons fumés, fruits confits, victuailles de toutes sortes, lourdes pièces d'étoffe de lin, filées par les esclaves filandières, coussins moelleux, chaudes couvertures, souliers, manteaux, chaudrons de fer, bassins de cuivre, pots d'étain, si chers à l'oeil des ménagères; il y avait de tout dans ces chariots: les Vagres suivaient, chantant comme des merles au lever de ce gai soleil de juin… À l'avant de l'un des chariots, assise sur un coussin, la petite Odille, que l'évêchesse, tendrement appitoyée, avait soigneusement revêtue d'une de ses belles robes, il faut le dire, un peu trop longue pour l'enfant; la petite Odille, non plus craintive, mais très-étonnée, ouvrait bien grands ses jolis yeux bleus, et, pour la première fois depuis longtemps, respirait en liberté ce frais et bon air du matin, qui lui rappelait celui de ses montagnes, d'où elle avait été enlevée, pauvre enfant, pour être jetée jusqu'à ce jour dans le burg du comte; Ronan, de temps à autre, s'approche du char:
–Prends courage, Odille, tu t'habitueras avec nous; tu le verras, les Vagres ne sont pas si loups que les mauvaises gens le disent.
Sur l'autre char, l'évêchesse, pimpante sous ses colliers d'or et ses plus beaux atours, que son amoureux Vagre a sauvés de l'incendie, tantôt lisse sa noire chevelure, en jetant un coup d'oeil sur un petit miroir de poche; tantôt attife son écharpe, tantôt gazouille, folle comme une linotte sortant de cage. De ce jour d'amour et de liberté tant rêvé, elle jouit enfin, après avoir, dix ans et plus, vécu presque prisonnière; elle semble émerveillée de ce voyage matinal à travers ces belles montagnes de l'Auvergne, ombragées de sapins immenses, et d'où bondissent des cascades bouillonnantes; elle parle, rit, chante, et chante encore, lorgnant du coin de son oeil noir, l'amoureux Vagre, lorsque, leste, et triomphant, il passe près du chariot. Soudain, regardant au loin, elle paraît émue de pitié, avise une amphore entourée de jonc, placée près d'elle par la prévoyance du Veneur, la prend, et se tournant vers l'arrière du char, où se trouvaient entassées plusieurs femmes et filles esclaves, voulant de bon coeur, comme leur belle maîtresse, courir un peu la Vagrerie, elle dit à l'une d'elles:
–Porte cette bouteille de vin épicé à mon frère l'évêque; le pauvre homme aime à boire ce qu'il appelle son coup du réveil; mais ne lui dis pas que ce vin vient de ma part, il le refuserait peut-être.
La jeune fille répond à l'évêchesse par un signe d'intelligence, saute à bas du char, et se met en quête de Cautin. La plupart des esclaves ecclésiastiques, lors de l'incendie et du pillage de la villa, ont fui dans les champs, craignant le feu du ciel s'ils se joignaient aux Vagres; mais les autres, moins timorés, accompagnent résolument la troupe de ces joyeux compères… Il faut les voir alertes, dispos comme s'ils s'éveillaient après une paisible nuit passée sous la feuillée, le jarret nerveux, malgré l'orgie nocturne, aller, venir, sautiller, babiller, donner çà et là des baisers aux femmes ou aux outres pleines, mordre à belles dents un morceau de venaison épiscopale ou un gâteau de fleur de froment.
–Qu'il fait bon en Vagrerie!
Derrière le dernier chariot, surveillé par Dent-de-Loup et quelques compagnons fermant la marche, Cautin, évêque et cuisinier en Vagrerie, habitué à se prélasser sur sa mule de voyage, ou à courir la forêt sur son vigoureux cheval de chasse, Cautin trouve la route raboteuse, poudreuse et montueuse; il sue, il souffle, il tousse, il gémit, et maugréant, traîne sa lourde panse.
–Seigneur évêque, – lui dit la jeune fille, porteuse de l'amphore envoyée par l'évêchesse, – voici de bon vin épicé; buvez, cela vous donnera des forces pour la route.
–Donne, donne, ma fille! – s'écria Cautin en tendant ses mains avides, – Dieu te saura gré de ton attachement pour ton malheureux père en Christ, obligé de boire à la dérobée le vin de son propre cellier…
Et s'abouchant à l'amphore, il la pompa d'un trait; puis, la jetant vide à ses pieds, il s'écria, regardant la jeune fille d'un oeil courroucé:
–Tu veux donc courir aussi la Vagrerie, diablesse?
–Oui, seigneur évêque: j'ai vingt ans, et voici le premier jour de ma vie où je peux dire: Je m'appartiens… je peux aller, venir, courir, sauter, chanter, danser à mon gré…
–Tu t'appartiens, effrontée! c'est à moi que tu appartiens; mais, Dieu merci, tu seras reprise, soit par l'Église, soit par quelque chef frank… et tu tomberas, je l'espère, en pire esclavage!
–J'aurai du moins connu la liberté…
Et la jeune fille de s'élancer, sautant et chantant, à la poursuite d'un papillon voletant sur la route.
La troupe des Vagres arriva près de quelques huttes d'esclaves, dépendantes des terres de l'Église, situées au bord de la route: de petits enfants hâves, chétifs, et complétement nus, faute de vêtements, se traînaient dans la poudre du chemin; leurs pères travaillaient aux champs depuis l'aube; les mères, aussi maigres, aussi hâves que leurs enfants, à peine couvertes de quelques lambeaux de toile, étaient au seuil de ces tanières, filant leur quenouille au profit de l'évêque, accroupies sur une paille infecte; leurs longs cheveux hérissés, emmêlés, tombant sur leur front et sur leurs épaules osseuses; leurs yeux caves, leurs joues creuses et tannées, leurs haillons sordides, leur donnaient un aspect à la fois si repoussant, si douloureux, que l'ermite laboureur, les montrant de loin à l'évêque, lui dit:
–À voir ces infortunées, croirait-on que ce sont là des créatures de Dieu?
–Résignation, misère et douleur ici-bas, récompenses éternelles là-haut… sinon, peines effrayantes et éternelles, – s'écrie Cautin, – c'est la loi de l'Église, c'est la loi de Dieu!
–Tais-toi, blasphémateur, tu parles comme ces médecins imposteurs qui disent l'homme né pour la fièvre, la peste, les ulcères, et non pour la santé!
Les femmes et les enfants esclaves, à la vue de la troupe nombreuse et bien armée, avaient eu peur et s'étaient d'abord réfugiés au fond de leurs huttes, mais Ronan s'avançant cria:
–Pauvres femmes! pauvres enfants! ne craignez rien… nous sommes de bons Vagres!
La Vagrerie faisait trembler les Franks et les évêques, mais souvent les pauvres gens la bénissaient; aussi femmes et enfants, d'abord réfugiés, craintifs au fond des tanières, en sortirent, et l'une des esclaves dit à Ronan:
–Est-ce votre chemin que vous cherchez? nous vous servirons de guides.
–Craignez-vous les leudes des seigneurs? – dit une autre. – Il n'en est point passé par ici depuis longtemps; vous pouvez marcher tranquilles.
–Femmes, – reprit Ronan, – vos enfants sont nus; vous et vos maris, travaillant de l'aube au soir, vous êtes à peine couverts de haillons, vous couchez sur une paille pire que celle des porcheries, vous vivez de fèves pourries et d'eau saumâtre.
–Hélas! c'est la vérité… bien misérable est notre vie.
–Et moi, Ronan le Vagre, je vous dis: voilà du linge, des étoffes, des vêtements, des couvertures, des matelas, des sacs de blé, des outres pleines, des provisions de toute sorte. Donnez, mes Vagres… donne, petite Odille, à ces bonnes gens… donne, belle évêchesse en Vagrerie… donnez à ces pauvres femmes, à ces enfants… donnez encore, donnez toujours!
–Prenez… prenez, mes soeurs, – disait l'évêchesse les yeux pleins de douces larmes en aidant les Vagres à distribuer ce butin pris dans sa maison et qu'elle ne regrettait