sont accordés, vous les voyez danser au gré de la brise et venir au-devant de vous en souriant, comme des hommes satisfaits dont l'attente est remplie. Mais si on les tourmente, si on les maltraite violemment, avec quelle facilité ne sera pas détruit en un matin ce qui, à si grande peine, avait obtenu quelques jours à vivre? Oh! si les fleurs pouvaient parler, n'exhaleraient-elles pas des soupirs de douleur!
Et d'ailleurs, pendant ce rapide instant d'éclat «si d'abord le bouton a été épargné, dans la suite, au milieu de leur plus grande beauté, les fleurs ont à souffrir des calamités auxquelles elles ne résistent pas long-temps: les insectes les percent, les abeilles cueillent leur suc, les oiseaux les becquètent, les vers les piquent, le soleil les brûle, le vent les secoue, le brouillard les fatigue, la pluie les bat. C'est donc à l'homme qu'il est réservé de les défendre, c'est à lui d'en prendre pitié.
Si au contraire, par un caprice condamnable, il les coupe et les mutile, comment supporteront-elles ce traitement? – Voyez: c'est du germe que se développe la racine de la plante, de la racine sort la tige; la partie la plus robuste constitue le tronc, la plus faible, les branches; ce tronc et ces branches, on ne sait combien d'années il faudra pour leur accroissement. Aussi à l'époque des fleurs, patiemment attendue, quel délicieux spectacle ces plantes présenteront à l'homme! De quelle beauté ne se pareront-elles pas à ses regards! Si donc vous les coupez, la fleur détachée de la branche ne pourra plus y être replacée, la branche arrachée du tronc ne pourra plus y chercher son appui: tel un homme mort qui ne peut être rappelé à la vie, un supplicié dont on ne peut racheter le châtiment. Ah! si les fleurs parlaient, ne verseraient-elles pas des larmes d'indignation!
D'autres personnes encore qui coupent les fleurs, s'en vont tout simplement chercher les plus belles, préférant les branches mieux garnies; puis les plantent dans un vase, les étalent sur une table, soit pour alimenter un instant la joie parmi les convives, et les exciter à boire, soit pour orner pendant un jour la toilette d'une jeune fille: comme si les convives ne pouvaient savourer le même plaisir en admirant la fleur sur sa tige, comme si la toilette des jeunes filles ne devait pas emprunter tout son éclat au talent de l'artisan! Celle branche coupée, c'en est une de moins sur l'arbre; et le tronc ainsi mutilé pourra-t-il prolonger son existence avec la même vigueur, et renouveler chaque année l'incessant spectacle dont il réjouit vos regards? D'ailleurs, au milieu de ces fleurs épanouies, il se trouve parfois des boutons encore fermés, pauvres êtres qui meurent d'une mort prématurée.
On voit aussi des gens qui, étrangers à tout sentiment d'affection envers les plantes, montent sur les branches pour cueillir les fleurs, jetant les mauvaises, gardant les bonnes; ils les donneront au premier passant qui les leur demandera; ou bien ils s'en iront en les semant sur leur route, sans même détourner la tête; ainsi, victime d'une injustice, un homme meurt sans pouvoir obtenir de vengeance. Si les fleurs avaient le don de la parole, n'exprimeraient-elles pas leur ressentiment!
Tsieou-Sien avait donc eu toute sa vie pour règle constante de ne cueillir jamais une fleur, de ne jamais toucher un bouton. Lorsque, par exemple, il se trouvait dans le jardin d'un étranger, c'était avec amour qu'il examinait chaque fleur, et il serait resté volontiers tout le jour plongé dans cette contemplation. Si le maître du lieu, prétextant la richesse de son parterre, voulait cueillir une fleur pour la lui donner, Tsieou criait au meurtre, et n'y consentait d'aucune façon. Il arrivait également que des voisins curieux venaient chez lui dans l'intention de faire un bouquet; tant que Tsieou ne les voyait pas, cela passait, mais s'il s'en apercevait, il les engageait deux ou trois fois à cesser; et quand ils ne tenaient pas compte de ses avertissements, Tsieou inclinant respectueusement sa tête, faisait de grandes politesses, intercédait du fond de son cœur pour ses pauvres plantes. Aussi, bien qu'on l'appelât le Fou des fleurs, on était vraiment touché de sa sincère bonhomie; car dès qu'on s'abstenait de tourmenter les objets de son affection, il se confondait en saluts et en remerciements.
Les domestiques avaient bien envie parfois de gagner quelques deniers aux dépens de l'enclos, mais Tsieou aimait mieux leur donner de l'argent; et s'ils profitaient de son absence pour prendre quelque chose, le maître ne manquait pas de voir à son retour la tige endommagée, et alors, pénétré de douleur et de compassion, il appliquait un peu de boue sur la blessure; c'est ce qu'il appelait «traiter les fleurs ».
A cause de tous ces motifs, depuis qu'il était retiré dans ce jardin, Tsieou n'en accordait pas volontiers l'entrée; les parents et les amis qui demandaient à le voir, obtenaient difficilement une réponse favorable; il ne les laissait pénétrer qu'après leur avoir fait ses recommandations, et, comme s'il eût redouté pour ses fleurs l'effet d'un air nuisible, il exigeait qu'on les regardât à distance: s'approcher était chose défendue. Quelqu'un profitait-il de ce que Tsieou était occupé ailleurs pour dérober une fleur, celui-ci ne tardait pas à le remarquer; alors son front se colorait, son visage devenait pourpre; il poussait de grands soupirs d'impatience, murmurait quelques imprécations, et pour ce téméraire le jardin restait à jamais fermé. Dans la suite, connaissant bien le caractère bizarre de Tsieou, chacun s'abstenait de toucher même une feuille.
D'ordinaire, les plantes touffues et les arbres épais sont la retraite des animaux et les oiseaux y font leurs nids: aussi dans ce lieu, rempli à la fois de fleurs et de fruits, ils se trouvaient en bien plus grand nombre encore. Tant qu'ils se bornaient à manger les fruits, c'était peu de chose; mais s'ils se laissaient aller à becqueter et à endommager les fleurs, Tsieou-Sien arrivait avec du millet et du grain qu'il plaçait dans un endroit bien net, afin que ces animaux le mangeassent; il leur adressait des prières dont ces êtres privés de raison comprenaient clairement le sens: chaque jour bien repus, ils abaissaient leur vol et sautillaient délicatement parmi les fleurs, et sans plus jamais becqueter une seule baie, ils chantaient d'une voix flexible et harmonieuse.
Les fruits étant aussi respectés, le verger en contenait une foule d'espèces d'un volume, d'un goût et d'une beauté remarquables. A l'époque de la maturité, Tsieou faisait d'abord une offrande au génie des fleurs, n'osant toucher qu'après cette oblation aux productions de son jardin; puis il envoyait à la ronde à tous ses voisins les prémices de sa récolte. Le surplus était confit, et c'était là son revenu de chaque année.
Comme il avait goûté le charme des fleurs, Tsieou-Sien, malgré ses cinquante ans, ne ressentait ni fatigue ni affaiblissement, il était au contraire bien portant, robuste et alerte. Vêtu d'habits très simples, usant d'une nourriture frugale, il vivait dans l'aisance et dans le contentement de son sort, possédait encore du superflu et savait venir au secours des pauvres du village. Aussi il n'y avait personne dans le voisinage qui ne lui témoignât du respect; on l'appelait Monsieur Tsieou7, et lui-même se désignait par le nom du Vieillard qui arrose son jardin (Kouan-Youen-Seou).
Les vers disent:
Le matin, il arrosait son jardin, le soir il l'arrosait encore,
A force de soins, il y fit éclore cent plantes rares et précieuses;
Quand elles étaient fleuries, il ne pouvait en rassasier ses
regards,
Et il tenait tant à son parterre, qu'il aimait mieux le contempler
à loisir que d'aller prendre du repos.
Ici l'histoire se divise. – Dans la ville de Ping-Kiang, dont ce village de Tchang-Yo était voisin, vivait un jeune homme d'une famille de mandarins, appelé Tchang-Oey. C'était un individu corrompu, astucieux, cruel, tyrannique et arrogant. Plein de confiance dans l'influence de sa famille, il s'occupait uniquement à opprimer ses voisins, à les épouvanter par ses violences, et à vexer les gens de bien sous divers prétextes; et quand une fois il avait entrepris quelqu'un, il lui suscitait jusqu'au bout de dangereuses affaires, se faisant un jeu de le ruiner de fond en comble: alors seulement il lâchait sa victime. Une troupe de valets, d'esclaves, vrais loups, vrais tigres, accomplissait ses volontés. Beaucoup d'autres vauriens aussi, sans être sous la dépendance de Tchang-Oey, restaient nuit et jour dans sa compagnie, formant ainsi une troupe occupée à chercher en tous lieux l'occasion de nuire et à faire naître les désastres sur ses pas. Combien de personnes avaient eu à souffrir de leur despotisme!
Or,