et je l'écris; je retourne dans la rue, pouf! pan! une autre idée; je rentre dans la boutique, plume et encre; dans la rue, d'estoc et de taille. Noble temps, monsieur! Chasseur, monsieur? se tournant brusquement vers M. Winkle.
– Un peu, répliqua celui-ci.
– Belle occupation! belle occupation! des chiens?
– Pas dans ce moment.
– Ah! vous devriez en avoir. Noble animal, créature intelligente! J'en avais un jadis, chien d'arrêt, instinct surprenant. Je chasse un jour, j'entre dans un enclos, je siffle, chien immobile; je siffle encore; Ponto! Inutile: bouge pas. Ponto! Ponto! il ne remue pas. Chien pétrifié, en arrêt devant un écriteau. Une inscription. Les gardes-chasse ont ordre de tuer tous les chiens qu'ils trouveront dans cet enclos. Il ne voulait pas avancer. Chien étonnant. Fameuse bête, oh! oui, fameuse!
– Singulière circonstance, dit M. Pickwick. Voulez-vous me permettre d'en prendre note?
– Certainement, monsieur, certainement; cent autres anecdotes du même animal. Jolie fille, monsieur! continua l'étranger en s'adressant à M. Tracy Tupman, lequel s'occupait à lancer des œillades antipickwickiennes à une jeune femme qui passait sur le bord de la route.
– Très-jolie, répondit M. Tupman.
– Les Anglaises ne valent pas les Espagnoles: nobles créatures; cheveux de jais, noires prunelles, formes séduisantes; douces créatures, charmantes!
– Vous avez été en Espagne, monsieur? demanda M. Tracy Tupman.
– J'y ai vécu des siècles.
– Vous avez fait beaucoup de conquêtes?
– Des conquêtes? par milliers. Don Bolaro Fizzgig, grand d'Espagne; fille unique; doña Christina, superbe créature; elle m'aimait à la folie. Père jaloux; fille passionnée; bel Anglais; doña Christina au désespoir; acide prussique; pompe stomacale dans mon portemanteau; je pratique l'opération; vieux Bolaro en extase, consent à notre union; joint nos mains, ruisseaux de pleurs; histoire romantique, très-romantique.
– Cette dame est-elle maintenant en Angleterre? reprit M. Tupman, sur lequel la description de tant de charmes avait produit une vive impression.
– Morte! monsieur, morte! répondit l'étranger en appliquant à son œil droit les tristes restes d'un mouchoir de batiste. Ne guérit jamais de la pompe stomacale, constitution détruite, victime de l'amour.
– Et le père? demanda le poétique Snodgrass.
– Saisi de remords, disparition subite, conversation de toute la ville. Recherches dans tous les coins, sans succès. Jet d'eau de la fontaine publique dans la grande place s'arrête subitement: le temps passe, toujours point d'eau; les ouvriers s'y mettent: mon beau-père dans le gros tuyau, une confession complète dans sa botte droite. On le retire, la fontaine coule de plus belle.
– Voulez-vous me permettre d'écrire ce petit roman? dit M. Snodgrass, profondément affecté.
– Certainement, monsieur, certainement. Cinquante autres à votre service. Étrange histoire que la mienne, non pas extraordinaire, mais curieuse.»
Durant toute la route, l'étranger continua à parler de la sorte, s'interrompant seulement aux relais pour avaler un verre d'ale, en guise de ponctuation. Aussi, lorsque la voiture arriva au pont de Rochester, les carnets de MM. Pickwick et Snodgrass étaient complétement remplis d'un choix de ses aventures.
Lorsqu'on aperçut le vieux château, M. Auguste Snodgrass s'écria avec la ferveur poétique qui le distinguait: «Quelles magnifiques ruines!
– Quelle étude pour un antiquaire! furent les propres paroles qui s'échappèrent de la bouche de M. Pickwick, tandis qu'il appliquait son télescope à son œil.
– Ah! un bel endroit, répliqua l'étranger. Superbe masse, sombres murailles, arcades branlantes, noirs recoins, escaliers croûlants. Vieille cathédrale aussi, odeur terreuse, les marches usées par les pieds des pèlerins, petites portes saxonnes, confessionnaux comme les guérites de ceux qui reçoivent l'argent au spectacle. Drôles de gens que ces moines, papes et trésoriers, et toutes sortes de vieux gaillards, avec des grosses faces rouges et des nez écornés, qu'on déterre tous les jours. Des pourpoints de buffle, des arquebuses à mèche, sarcophages. Belle place, vieilles légendes, drôles d'histoires, étonnantes.» Et l'étranger continua son soliloque jusqu'au moment où la voiture s'arrêta, dans la grande rue, devant l'auberge du Taureau.
– Allez-vous rester ici, monsieur, lui demanda M. Nathaniel Winkle.
«Ici? non, monsieur. Mais vous ferez bien d'y séjourner, bonne maison, lits propres. L'hôtel Wright, à côté, très-cher, une demi-couronne de plus sur votre compte, si vous regardez seulement le garçon; fait payer plus cher si vous dînez en ville que si vous dîniez à l'hôtel: drôles de gens, vraiment.»
M. Winkle s'approcha de M. Pickwick et lui dit quelques paroles à l'oreille. Un chuchotement passa de M. Pickwick à M. Snodgrass, de M. Snodgrass à M. Tupman, et des signes d'assentiment ayant été échangés, M. Pickwick s'adressa ainsi à l'étranger.
«Vous nous avez rendu ce matin un important service, monsieur. Permettez-moi de vous offrir une légère marque de notre reconnaissance, en vous priant de nous faire l'honneur de dîner avec nous.
– Grand plaisir. Ne me permettrai pas de dire mon goût; volaille rôtie et champignons, excellente chose; quelle heure?
– Voyons, répondit M. Pickwick, en tirant sa montre. Il est maintenant près de trois heures. A cinq heures, si vous voulez.
– Convient parfaitement; cinq heures précises, jusqu'alors prenez soin de vous.»
Ainsi parla l'étranger, et il souleva de quelques pouces son chapeau à bords retroussés, le replaça négligemment sur le coin de l'oreille, traversa la cour d'un air délibéré, et tourna dans la grande rue, ayant toujours hors de sa poche la moitié du paquet de papier gris.
«Évidemment un grand voyageur dans divers climats et un profond observateur des hommes et des choses, dit M. Pickwick.
– J'aimerais à voir son poëme, reprit M. Snodgrass.
– Et moi je voudrais avoir vu son chien,» ajouta M. Winkle.
M. Tupman ne parla point, mais il pensa a doña Christina, à l'acide prussique, à la fontaine, et ses yeux se remplirent de larmes.
Après avoir retenu une salle à manger particulière, examiné les lits, commandé le dîner, nos voyageurs sortirent pour observer la ville et les environs.
Nous avons lu soigneusement les notes de M. Pickwick sur les quatre villes de Stroud, Rochester, Chatham et Brompton, et nous n'avons pas trouvé que ses opinions différassent matériellement de celles des autres savants qui ont parcouru les mêmes lieux. On peut résumer ainsi sa description.
Les principales productions de ces villes paraissent être des soldats, des matelote, des juifs, de la craie, des crevettes, des officiers et des employés de la marine. Les principales marchandises étalées dans les rues sont des denrées pour la marine, du caramel, des pommes, des poissons plats et des huîtres. Les rues ont un air vivant et animé, qui provient principalement de la bonne humeur des militaires. Quand ces vaillants hommes, sous l'influence d'un excès de gaieté et de spiritueux, font, en chantant, des zigzags dans les rues, ils offrent un spectacle vraiment délicieux pour un esprit philanthropique, surtout si nous considérons quel amusement innocent et peu cher ils fournissent à tous les enfants de la ville, qui les suivent en plaisantent avec eux. Rien (ajouta M. Pickwick), rien n'égale leur bonne humeur. La veille de mon arrivée, l'un d'eux avait été grossièrement insulté dans une auberge. La fille avait refusé de le laisser boire davantage. Sur quoi, et par pur badinage, le soldat tira sa baïonnette et blessa la servante à l'épaule: cependant, le lendemain, ce brave garçon se rendit dès le matin à l'auberge, et fut le premier à promettre de ne conserver aucun ressentiment, et d'oublier ce qui s'était passé.
«La consommation de tabac doit être très-grande dans cette ville,