Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1 - (A)
étaient consommés ils changeaient de résidence. Le bâtiment d'habitation était décoré avec une certaine élégance, quoique fort simple comme construction et distribution. De vastes portiques, des écuries, des cours spacieuses, quelques grands espaces couverts où l'on convoquait les synodes des évêques, où les rois francs présidaient ces grandes assemblées suivies de ces festins traditionnels qui dégénéraient en orgies, composaient la résidence du chef. «Autour du principal corps de logis se trouvaient disposés par ordre les logements des officiers du palais, soit barbares, soit romains d'origine... D'autres maisons de moindre apparence étaient occupées par un grand nombre de familles qui exerçaient, hommes et femmes, toutes sortes de métiers, depuis l'orfévrerie et la fabrique d'armes, jusqu'à l'état de tisserand et de corroyeur... 7»
Pendant la période mérovingienne les villes seules étaient fortifiées. Les villæ étaient ouvertes, défendues seulement par des palissades et des fossés. Sous les rois de la première race la féodalité n'existe pas encore, les leudes ne sont que de grands propriétaires établis sur le sol gallo-romain, soumis à une autorité centrale, celle du chef franc, mais autorité qui s'affaiblit à mesure que le souvenir de la conquête, de la vie commune des camps se perd. Les nouveaux possesseurs des terres, éloignés les uns des autres, séparés par des forêts ou des terres vagues dévastées par les guerres, pouvaient s'étendre à leur aise, ne rencontraient pas d'attaques étrangères à repousser, et n'avaient pas besoin de chercher à empiéter sur les propriétés de leurs voisins. Toutefois, ces hommes habitués à la vie aventureuse, au pillage, au brigandage le plus effréné, ne pouvaient devenir tout à coup de tranquilles propriétaires se contentant de leur part de conquête; ils se ruaient, autant par désoeuvrement que par amour du gain, sur les établissements religieux, sur les villages ouverts, pour peu qu'il s'y trouvât quelque chose à prendre. Aussi voit-on peu à peu les monastères, les agglomérations gallo-romaines quitter les plaines, le cours des fleuves, pour se réfugier sur les points élevés et s'y fortifier. Le plat pays est abandonné aux courses des possesseurs du sol qui, ne trouvant plus devant eux que les fils ou les petits-fils de leurs compagnons d'armes, les attaquent et pillent leurs villæ. C'est alors qu'elles s'entourent de murailles, de fossés profonds; mais mal placées pour se défendre, les villæ sont bientôt abandonnées aux colons, et les chefs francs s'établissent dans des forteresses. Au milieu de cette effroyable anarchie que les derniers rois mérovingiens étaient hors d'état de réprimer, les évêques et les établissements religieux luttaient seuls; les uns par leur patience, la puissance d'un principe soutenu avec fermeté, leurs exhortations; les autres par l'étude, les travaux agricoles, et en réunissant derrière leurs murailles les derniers débris de la civilisation romaine.
Charlemagne surgit au milieu de ce chaos; il parvient par la seule puissance de son génie organisateur à établir une sorte d'unité administrative; il reprend le fil brisé de la civilisation antique et tente de le renouer. Charlemagne voulait faire une renaissance. Les arts modernes allaient profiter de ce suprême effort, non en suivant la route tracée par ce grand génie, mais en s'appropriant les éléments nouveaux qu'il avait été chercher en Orient. Charlemagne avait compris que les lois et la force matérielle sont impuissantes à réformer et à organiser des populations ignorantes et barbares, si l'on ne commence par les éclairer. Il avait compris que les arts et les lettres sont un des moyens les plus efficaces à opposer à la barbarie. Mais en Occident les instruments lui manquaient, depuis longtemps les dernières lueurs des arts antiques avaient disparu. L'empire d'Orient, qui n'avait pas été bouleversé par l'invasion de peuplades sauvages, conservait ses arts et son industrie. Au VIIIe siècle c'était là qu'il fallait aller chercher la pratique des arts. D'ailleurs Charlemagne, qui avait eu de fréquents différends avec les empereurs d'Orient, s'était maintenu en bonne intelligence avec le kalife Haroun qui lui fit, en 801, cession des lieux saints. Dès 777 Charlemagne avait fait un traité d'alliance avec les gouvernements mauresques de Saragosse et d'Huesca. Par ces alliances il se ménageait les moyens d'aller recueillir les sciences et les arts là où ils s'étaient développés. Dès cette époque, les Maures d'Espagne, comme les Arabes de Syrie, étaient fort avancés dans les sciences mathématiques et dans la pratique de tous les arts, et bien que Charlemagne passe pour avoir ramené de Rome, en 787, des grammairiens, des musiciens et des mathématiciens en France, il est vraisemblable qu'il manda des professeurs de géométrie à ses alliés de Syrie ou d'Espagne; car nous pouvons juger, par le peu de monuments de Rome qui datent de cette époque, à quel degré d'ignorance profonde les constructeurs étaient tombés dans la capitale du monde chrétien.
Mais pour Charlemagne tout devait partir de Rome par tradition, il était avant tout empereur d'Occident, et il ne devait pas laisser croire que la lumière pût venir d'ailleurs. Ainsi, à la renaissance romaine qu'il voulait faire, il mêlait, par la force des choses, des éléments étrangers qui allaient bientôt faire dévier les arts du chemin sur lequel il prétendait les replacer. L'empereur pouvait s'emparer des traditions du gouvernement romain, rendre des ordonnances toutes romaines, composer une administration copiée sur l'administration romaine, mais si puissant que l'on soit, on ne décrète pas un art. Pour enseigner le dessin à ses peintres, les mathématiques à ses architectes, il lui fallait nécessairement faire venir des professeurs de Byzance, de Damas, ou de Cordoue; et ces semences exotiques jetées en Occident parmi des populations qui avaient leur génie propre, devaient produire un art qui n'était ni l'art romain ni l'art d'Orient, mais qui, partant de ces deux origines, devait produire un nouveau tronc tellement vivace, qu'il allait après quelques siècles étendre ses rameaux jusque sur les contrées d'où il avait tiré son germe.
On a répété à satiété que les croisades avaient eu une grande influence sur l'architecture occidentale; c'est une croyance que l'étude des monuments vient plutôt détruire que confirmer. Si les arts et les sciences, conservés et cultivés par les Maures, ont jeté des éléments nouveaux dans l'architecture occidentale, c'est bien plutôt pendant le VIIIe siècle. Charlemagne dut être frappé des moyens employés par les infidèles pour gouverner et policer les populations. De son temps déjà les disciples de Mahomet avaient établi des écoles célèbres où toutes les sciences connues alors étaient enseignées; ces écoles, placées pour la plupart à l'ombre des mosquées, purent lui fournir les modèles de ses établissements à la fois religieux et enseignants. Cette idée, du reste, sentait son origine grecque, et les nestoriens avaient bien pu la transmettre aux arabes; quoi qu'il en soit, Charlemagne avait des rapports plus directs avec les infidèles qu'avec la cour de Byzance, et s'il ménageait les mahométans plus que les Saxons, par exemple, frappés sans relâche par lui jusqu'à leur complète conversion, c'est qu'il trouvait chez les Maures une civilisation très-avancée, des moeurs policées, des habitudes d'ordre, et des lumières dont il profitait pour parvenir au but principal de son règne, l'éducation. Il trouvait enfin en Espagne plus à prendre qu'à donner.
Sans être trop absolu, nous croyons donc que le règne de Charlemagne peut être considéré comme l'introduction des arts modernes en France; pour faire comprendre notre pensée par une image, nous dirons qu'à partir de ce règne, si la coupe et la forme du vêtement restent romaines, l'étoffe est orientale. C'est plus particulièrement dans les contrées voisines du siége de l'empire, et dans celles où Charlemagne fit de longs séjours, que l'influence orientale se fait sentir: c'est sur les bords du Rhin, c'est dans le Languedoc, et le long des Pyrénées, que l'on voit se conserver longtemps, et jusqu'au XIIIe siècle, la tradition de certaines formes évidemment importées, étrangères à l'art romain.
Mais malgré son système administratif fortement établi, Charlemagne n'avait pu faire pénétrer partout également l'enseignement des arts et des sciences auquel il portait une si vive sollicitude. En admettant même qu'il ait pu (ce qu'il nous est difficile d'apprécier aujourd'hui, les exemples nous manquant), par la seule puissance de son génie tenace, donner à l'architecture des bords du Rhin aux Pyrénées, une unité factice en dépit des différences de nationalités, cette grande oeuvre dut s'écrouler après lui. Charlemagne avait de fait réuni sur sa tête la puissance spirituelle et la puissance temporelle; il s'agissait de sauver la civilisation, et les souverains pontifes, qui avaient vu l'Église préservée des attaques des arabes, des Grecs