fredonnées en voyage, dans les bois, sur une barque, à ces instants où l'émotion surprend inopinément, lorsqu'une rencontre, un tableau, un mot inespéré, viennent illuminer d'un éclat impérissable pour le cœur, des heures destinées à scintiller dans la mémoire à travers les années les plus éloignées et les plus sombres régions de l'avenir.
Chopin s'est emparé de ces inspirations avec un rare bonheur, pour y ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en mille facettes, il a découvert tous les feux cachés dans ces diamants; en réunissant jusqu'à leur poussière, il les a montés en ruisselants écrins. Dans quel autre cadre d'ailleurs que celui de ces danses, où il y a place pour tant de choses, pour tant d'allusions, tant d'élans spontanés, de bondissants enthousiasmes, de prières muettes, ses souvenirs personnels l'auraient-ils mieux aidé à créer des poèmes, à fixer des scènes, à décrire des épisodes, à dérouler des tristesses, qui lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donné naissance, d'appartenir désormais à ces types idéalisés que l'art consacre dans son royaume de son lustre resplendissant?
Pour comprendre combien ce cadre était approprié aux teintes de sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche irisée, il faut avoir vu danser la mazoure en Pologne; ce n'est que là qu'on peut saisir ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis que la valse et le galop isolent les danseurs et n'offrent qu'un tableau confus aux assistants; tandis que la contredanse est une sorte de passe d'armes au fleuret où l'on s'attaque et se pare avec une égale indifférence, où l'on étale des grâces nonchalantes auxquelles ne répondent que de nonchalantes recherches; tandis que la vivacité de la polka devient aisément équivoque; que les menuets, les fandangos, les tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caractères qui n'intéressent que les exécutants, dans lesquels l'homme n'a pour tâche que de faire valoir la femme, le public d'autre rôle que de suivre assez maussadement des coquetteries dont la pantomime obligée n'est point à son adresse,—dans la mazoure, le rôle de l'homme ne le cède ni en importance, ni en grâce à celui de sa danseuse et le public est aussi de la partie.
Les longs intervalles qui séparent l'apparition successive des paires étant réservés aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de paraître arrive, la scène ne se passe plus entre eux, mais d'eux au public. C'est devant lui que l'homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la préférence; c'est devant lui qu'elle doit lui faire honneur; c'est à lui donc qu'elle cherche à plaire, puisque les suffrages qu'elle obtient, rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter formellement en s'élançant vers lui et se reposant sur son bras, mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances que savent lui donner la bienveillance et l'adresse féminines, depuis l'élan passionné jusqu'à l'abandon le plus distrait.
Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une grande chaîne vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la courte rotation éblouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque femme est une fleur, seule de son espèce, et dont, semblable à un noir feuillage, le costume uniforme des hommes relève les couleurs variées. Toutes les paires, ensuite, s'élancent les unes après les autres en suivant la première, qui est la paire d'honneur, avec une scintillante animation et une jalouse rivalité, défilant devant les spectateurs comme une revue, dont l'énumération ne le céderait guère en intérêt à celles qu'Homère et le Tasse font des armées prêtes à se ranger en front de bataille! Au bout d'une heure ou deux le même cercle se reforme pour terminer la danse dans une ronde d'une rapidité étourdissante, durant laquelle maintes fois, pour peu que l'on se sente entre soi, le plus ému et le plus enthousiaste des jeunes gens entonne le chant de la mélodie que joue l'orchestre. Danseurs et danseuses s'y joignent aussitôt en chœur, pour en répéter le refrain amoureux et patriotique à la fois. Les jours où l'amusement et le plaisir répandent parmi tous une gaieté exaltée, qui pétille comme un feu de sarment dans les organisations si facilement impressionnables, la promenade générale est encore reprise, son pas accéléré ne permet guère de soupçonner la moindre lassitude chez les femmes de là-bas, créatures aussi délicates et endurantes que si leurs membres possédaient les obéissantes et infatigables souplesses de l'acier.
Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d'un bal en Pologne, quand la mazoure une fois commencée, la ronde générale et le grand défilé terminés, l'attention de la salle entière, loin d'être offusquée par une multitude de personnes s'entre-choquant en sens divers comme dans le reste de l'Europe, ne s'attache que sur un seul couple, d'égale beauté, se lançant dans l'espace vide. Que de moments divers pendant les tours de la salle de bal! Avançant d'abord avec une sorte d'hésitation timide, la femme se balance comme l'oiseau qui va prendre son vol; glissant longtemps d'un seul pied, elle rase comme une patineuse la glace du parquet; puis, comme une enfant, elle prend son élan tout d'un coup, portée sur les ailes d'un pas de basque allongé. Alors ses paupières se lèvent et, telle qu'une divinité chasseresse, le front haut, le sein gonflé, les bonds élastiques, elle fend l'air comme la barque fend l'onde et semble se jouer de l'espace. Elle reprend ensuite son glissé coquet, considère les spectateurs, envoie quelques sourires, quelques paroles aux plus favorisés, tend ses beaux bras au cavalier qui vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter avec une rapidité prestigieuse d'un bout à l'autre de la salle. Elle glisse, elle court, elle vole; la fatigue colore ses joues, illumine son regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu'à ce qu'épuisée, haletante, elle s'affaisse mollement et tombe dans les bras de son danseur qui, la saisissant d'une main vigoureuse, l'enlève un instant en l'air avant d'achever avec elle le tourbillon envivré.
En revanche, l'homme accepté par une femme s'en empare comme d'une conquête dont il s'enorgueillit, qu'il fait admirer à ses rivaux, avant de se l'approprier dans cette courte et tourbillonnante étreinte à travers laquelle on aperçoit encore l'expression narguante du vainqueur, la vanité rougissante de celle dont la beauté fait la gloire de son triomphe. Le cavalier accentue d'abord ses pas comme par un défi, quitte un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur lui-même comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu après avec un empressement passionné! Les figures les plus multiples viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend mainte Atalante plus belle que ne les rêvait Ovide. Quelquefois deux paires partent en même temps, peu après les hommes changent de danseuse; un troisième survient en frappant des mains et enlève l'une d'elles à son partner, comme éperdûment et irrésistiblement épris de sa beauté, de son charme, de sa grâce incomparable. Quand c'est une des reines de la fête qui est ainsi réclamée, les plus brillants jeunes hommes se succèdent longtemps en briguant l'honneur de lui avoir donné la main.
Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inné, la science magique de cette danse; les moins heureusement douées savent y trouver des attraits improvisés. La timidité et la modestie y deviennent des avantages, aussi bien que la majesté de celles qui n'ignorent point qu'elles sont les plus enviées. N'en est-il pas ainsi parce que, d'entre toutes, c'est la danse la plus chastement amoureuse? Les personnes dansantes ne faisant pas abstraction du public, mais s'adressant à lui tout au contraire, il règne dans son sens même un mélange de tendresse intime et de vanité mutuelle aussi plein de décence que d'entraînement.
D'ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas devenir adorable, sitôt qu'on sait l'adorer? Les moins belles ont inspiré des passions inextinguibles, les plus belles ont fasciné des existences entières avec les battements de leurs blonds cils attendris, avec le soupir exhalé par des lèvres qui savaient se plier à l'imploration après avoir été scellées par un silence hautain. Là, où de pareilles femmes règnent, que de fiévreuses paroles, que d'espérances indéfinies, que de charmantes ivresses, que d'illusions, que de désespoirs, n'ont pas dû se succéder durant les cadences de ces Mazoures, dont plus d'une vibre dans le souvenir de chacune d'elles comme l'écho de quelque passion évanouie, de quelque sentimentale déclaration? Quelle est la Polonaise qui dans sa vie n'ait terminé une mazoure, les joues plus brûlantes d'émotion que de fatigue?
Que de liens inattendus formés dans ces longs tête-à-tête au milieu de la foule, au son d'une musique faisant revivre d'ordinaire quelque nom guerrier, quelque souvenir historique,