Ференц Лист

F. Chopin


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pas qui n'ont jamais voulu pactiser, ni pour le fond, ni pour la forme! Ils se sont soustraits à tout pacte, même à ce pacte tacite qui ouvrait les portes de toutes les ambassades et de toutes les cours d'Europe, à la seule condition de ne jamais laisser entendre que «l'ours qui a mis des gants blancs» chez l'étranger, se hâte de les jeter à la frontière et, loin de ses regards, redevient la bête inculte, friande il est vrai des saveurs du miel de la civilisation dont elle importe volontiers chez elle les rayons tout faits, mais incapable de voir qu'elle écrase de sa masse informe les fleurs dont ce miel est tiré, qu'elle fait mourir sous ses grosses pattes les travailleuses ailées sans lesquelles il n'existe pas.

      Pourtant, sans un tel pacte le Polonais, héritier d'une civilisation huit fois séculaire et dédaignant depuis cent ans de renoncer à ce qu'elle lui a mis au cœur d'élévation, de noblesse, de hautaine indépendance, pour accepter la fraternité des puissants serviles; le Polonais apparaît en Europe comme un paria, un jacobin, un être dangereux, dont il vaut mieux éviter le voisinage fâcheux. S'il voyage, lui, grand-seigneur par excellence, il devient un épouvantail pour ses pairs; lui, catholique fervent, martyr de sa foi, il devient la terreur de son pontife, un embarras pour son Église; lui, par essence homme de salon, causeur spirituel, convive exquis, il semble un homme de rien à écarter poliment! N'est-ce point là un calice d'amertume? N'est-ce point là un sort plus dur à affronter qu'un combat glorieux, qui ne se prolonge pas durant toute une existence? Néanmoins, chaque jeune homme et chaque jeune femme qui durant une mazoure se rencontrent une fois par hasard, ont à honneur de se prouver l'un à l'autre qu'ils sauront boire ce calice; qu'ils l'acceptent, émus et joyeux, de la main qui pour lors le présente avec un cœur plein d'enthousiasme, des yeux pleins d'amour, un mot plein de force et de grâce, un geste plein d'élégance fière et dédaigneuse.

      Mais, dans les bals on n'est pas toujours entre soi. Il faut souvent danser avec les vainqueurs; il faut souvent leur plaire pour n'en être pas incontinent anéantis. Il faut aller chez leurs femmes et quelquefois les inviter; il faut être près d'elles, côte à côte avec elles, humiliés par celles qu'on méprise. Quelles sont dures les femmes des vainqueurs quand elles apparaissent aux fêtes des vaincus! Les unes se montrent confites dans la morgue des dames de cour sur lesquelles resplendit tout l'éclat d'une faveur impériale, insolentes avec préméditation, cruelles avec inconscience, se croyant adulées sans se sentir haïes, imaginant trôner et régner, sans apercevoir qu'elles sont raillées et tournées en dérision par ceux qui ont assez de sang au cœur, assez de feu dan le sang, assez de foi dans l'âme, assez d'espoir dans l'avenir, pour attendre des générations avant de livrer leur souvenir exécré à la vindicte publique. Etalant le grand air d'emprunt des personnes qui savent à un cheveu près le degré d'élasticité permis au busc de leur corset, ces hautaines proconsulesses sont rendues plus froidement impertinentes encore par le déplaisir de se voir entournés d'un essaim de créatures, plus enchanteresses les unes que les autres, et dont la taille n'a jamais connu de corset!

      D'autres, parvenues enrichies, font papilloter l'éclat de leurs diamants aux yeux de celles à qui leurs maris ont volé leurs revenus. Sottes et méchantes, ne se doutant quelquefois pas des taches de sang qui souillent le crêpe rouge de leur robe, mais heureuses d'enfoncer une épingle tombée de leur coiffure dans le cœur d'une mère ou d'une sœur, qui les maudit chaque fois qu'elles passent en tourbillonnant devant elle. Ce qui était odieux, elles le rendent risible, en essayant de singer les grands airs des grandes dames. À observer la vulgarité des formes mongoles, la disgrâce des traits kalmouks, qui impriment encore leurs traces sur ces plates figures, on songe involontairement aux longs siècles durant lesquels les Russes durent lutter avec les hordes payennes de l'Asie, dont ils portèrent souvent le joug en gardant son empreinte barbare dans leur âme, comme dans leur langue! Encore au jour d'aujourd'hui le trésor de l'État, comme qui dirait en Europe le ministère des finances, y est appelé la tente princière: celle où jadis se portait le plus beau du butin et du pillage! Kaziennaia Pałata.

      Quand les femmes des vainqueurs sont en présence des femmes de vaincus, elles font toutes pleuvoir le dédain de leurs prunelles arrogantes. Ni les «dames chiffrées», celles qui portent un monogramme impérial sur l'épaule, ni les autres qui ne peuvent se targuer d'être ainsi marquées comme les génisses d'un troupeau seigneurial, ne comprennent rien à l'atmosphère où elles sont plongées. Elles ne voient ni les flammes de l'héroïsme, précurseurs de la conflagration, monter en langues étroites et frémissantes jusqu'aux plafonds dorés et là, former une voûte de sombres prophéties sur leurs têtes lourdes et vides; ni les fleurs vénéneuses d'une future poésie sortir de terre sous leurs pas, accrocher à leurs falbalas leurs épines immortelles, s'enrouler comme des aspics autour de leurs corsages, monter jusqu'à leur cœur pour y plonger leurs dards et retomber, surprises et béantes, n'y trouvant aussi que le vide!

      Pour elles toutes, le Polonais n'est pas un gentilhomme, tant leurs races sont diverses et leur langage différent. Il est un vaincu, c'est-à-dire moins qu'un esclave; il est en défaveur, c'est-à-dire au-dessous de la bête honorée d'une attention souveraine. Mais pour les vainqueurs, les Polonaises sont des femmes. Et quelles femmes! En est-il dont le cœur n'ait jamais été carbonisé par le regard de l'une d'elles, noir comme la nuit ou bleu comme le ciel d'Italie, pour qui il se serait damné… oui… cent fois damné… mais non perdu aux yeux du czar!… Car devant la faveur, la bassesse de l'homme et la bassesse de la femme russes sont aussi équivalentes que la livre de plomb et la livre de plume, ce qu'un proverbe constate à sa manière en disant: mouż i géna, adna satana «Mari et femme ne font qu'un diable»! Seulement, la livre de plomb ne bouge pas plus qu'un boulet au fond d'un sac de toile imperméable, la livre de plume remue, voltige, se lève, retombe, se relève et s'aplatit sans cesse, comme un nid de noirs papillons dans un sac de gaze transparente.

      Cependant, dans les poitrines couvertes du plastron de l'uniforme chamarré d'or, semé de croix et de crachats, emmédaillé et enrubanné, il y a, par dessous, on ne sait quelle étincelle d'élément slave qui vit, s'agite, qui parfois flambe. Il est accessible à la pitié, il est séduit pur les larmes, il est touché par les sourires. Gare pourtant à qui voudrait s'y fier, car à côté de lui il y a tout un brasier d'élément mongol et kalmouk qui renifle la rapine. Cette étincelle réunie à ce brasier font, que le vainqueur ne se contente pas de larmes et de sourires sans argent, ni ne veut non plus de l'argent qu'avec l'assaisonnement des larmes et des sourires! Qui dira tous les drames qui dans ces données se sont joués entre des êtres, dont l'un tend des filets d'or et de soie, recule d'effroi comme mordu par un scorpion à la pensée de s'être pris dans ses propres rets; dont l'autre, friand et glouton à la fois, s'abreuve d'un limpide regard, s'enivre d'un doux parler, tout en palpant les billets de banque qu'il tient déjà sur son cœur.

      Le Russe et la Polonaise sont les seuls points de contact entre deux peuples plus antipathiques entre eux que le feu et l'eau, l'un étant fou de la liberté qu'il aime plus que la vie, l'autre étant voué au servage officiel jusqu'à lui donner sa vie. Mais, ce seul point de contact est incandescent, parce que la femme espère toujours inoculer à l'homme le ferment de la bonté, de la pitié, de l'honneur; l'homme espère toujours dénationaliser la femme jusqu'à lui faire oublier la pitié, la bonté, l'honneur. À ce double jeu chacun s'enflamme et, comme on ne se rencontre guère ailleurs, c'est durant la mazoure qu'on épuise toutes ses ressources, ses stratagèmes, ses assauts, ses embuscades et ses silencieuses victoires. Le bal et la danse sont le terrain de ces grandes batailles, dont le succès consiste à se changer en d'heureux préliminaires de paix entre deux belligérants amis, sur les bases de quelque haute rançon et de quelque souvenir ému, qui scintille comme une étoile jamais voilée dans le cœur de l'homme, laissant parfois aussi une reconnaissance toujours bienveillante dans celui de la femme.8

      Là, où les neiges boréales d'Irkutsk, les ensevelissements vivants de Nertschinsk, forment neuf fois sur dix comme l'arrière-fond, l'arrière-pensée d'une conversation engagée par une Polonaise qui effeuille son bouquet entre deux sourires, avec un Russe qui déchire son gant blanc en suivant des yeux un pur profil, un galbe angélique, on plaide en apparence pour soi quand un autre est en cause; les flatteries par contre peuvent devenir des exigences déguisées. Là, c'est la dégradation du rang et de la noblesse