Ференц Лист

F. Chopin


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offrir cette multiplicité de points de vue. L'on peut suivre leurs transformations, leur endolorissement fréquent, dans la série de ces productions spéciales, non sans admirer la fécondité de sa verve, même alors qu'elle n'est plus portée et soutenue par les côtés avantageux de son inspiration. Il ne s'est pas toujours arrêté à l'ensemble des tableaux que lui présentaient son imagination et ses souvenirs; plus d'une fois, en contemplant les groupes de la foule brillante qui s'écoulait devant lui, il s'est épris de quelque figure isolée, il a été arrêté par la magie de son regard, il s'est complu à en deviner les mystérieuses révélations et n'a plus chanté que pour elle seule.

      On doit ranger parmi ses plus énergiques conceptions la Grande Polonaise en fa-dièse mineur. Il y a intercalé une Mazoure, innovation qui eut pu devenir un ingénieux caprice de bal s'il n'avait comme épouvanté la mode frivole, en l'employant avec une si sombre bizarrerie dans une fantastique évocation. On dirait aux premiers rayons d'une aube d'hiver, terne et grise, le récit d'un rêve fait après une nuit d'insomnie, rêve poème, où les impressions et les objets se succèdent avec d'étranges incohérences et d'étranges transitions, comme ceux dont Byron dit:

      »....Dreams in their development have breath,

      And tears, and tortures, and the touch of joy;

      They have a weight upon our waking thoughts,

      .............................................

      And look like heralds of Eternity.«

(A Dream.)

      Le motif principal est véhément, d'un air sinistre, comme l'heure qui précède l'ouragan; l'oreille croit saisir des interjections exaspérées, un défi jeté à tous les éléments. Incontinent, le retour prolongé d'une tonique au commencement de chaque mesure fait entendre comme des coups de canon répétés, comme une bataille vivement engagée au loin. À la suite de cette note se déroulent, mesure par mesure, des accords étranges. Nous ne connaissons rien d'analogue dans les plus grands auteurs au saisissant effet que produit cet endroit, brusquement interrompu par une scène champêtre, par une Mazoure d'un style idyllique qu'on dirait répandre les senteurs de la menthe et de la marjolaine! Mais, loin d'effacer le souvenir du sentiment profond et malheureux qui saisit d'abord, elle augmente au contraire par son ironique et amer contraste les émotions pénibles de l'auditeur, au point qu'il se sent presque soulagé lorsque la première phrase revient et qu'il retrouve l'imposant et attristant spectacle d'une lutte fatale, délivrée du moins de l'importune opposition d'un bonheur naïf et inglorieux! Comme un rêve, cette improvisation se termine sans autre conclusion qu'un morne frémissement, qui laisse l'âme sous l'empire d'une désolation poignante.

      Dans la Polonaise-Fantaisie, qui appartient déjà à la dernière période des œuvres de Chopin, à celles qui sont surplombées d'une anxiété fiévreuse, on ne trouve aucune trace de tableaux hardis et lumineux. On n'entend plus les pas joyeux d'une cavalerie coutumière de la victoire, les chants que n'étouffe aucune prévision de défaite, les paroles que relève l'audace qui sied à des vainqueurs. Une tristesse élégiaque y prédomine, entrecoupée par des mouvements effarés, de mélancoliques sourires, des soubresauts inopinés, des repos pleins de tressaillements, comme les ont ceux qu'une embuscade a surpris, cernés de toutes parts, qui ne voient poindre aucune espérance sur le vaste horizon, auxquels le désespoir est monté au cerveau comme une large gorgée de ce vin de Chypre qui donne une rapidité plus instinctive à tous les gestes, une pointe plus acérée à tous les mots, une étincelle plus brûlante à toutes les émotions, faisant arriver l'esprit à un diapason d'irritabilité voisine du délire.

      Peintures peu favorables à l'art, comme celles de tous les moments extrêmes, de toutes les agonies, des râles et des contractions où les muscles perdent tout ressort et où les nerfs, en cessant d'être les organes de la volonté, réduisent l'homme à ne plus devenir que la proie passive de la douleur! Aspects déplorables, que l'artiste n'a avantage d'admettre dans son domaine qu'avec une extrême circonspection!

      III

      Les Mazoures de Chopin diffèrent notablement d'avec ses Polonaises en ce qui concerne l'expression. Le caractère en est tout à fait dissemblable. C'est un autre milieu, dans lequel les nuances délicates, tendres, pâles et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux. À l'impulsion une et concordante de tout un peuple succèdent des impressions purement individuelles, constamment différenciées. L'élément féminin et efféminé au lieu d'être reculé dans une pénombre quelque peu mystérieuse, s'y fait jour en première ligne. Il acquiert même sur le premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour lui faire place ou du moins ne lui servent que d'accompagnement.

      Les temps ne sont plus où, pour dire qu'une femme était charmante, on l'appelait reconnaissante (wdzięczna); où le mot de charme lui-même dérivait de celui de gratitude (wdzięki). La femme n'apparaît plus en protégée, mais en reine; elle ne semble plus être la meilleure partie de la vie, elle fait la vie entière. L'homme est bouillant, fier, présomptueux, mais livré au vertige du plaisir! Cependant ce plaisir ne cesse jamais d'être veiné de mélancolie, car son existence n'est plus appuyée sur le sol inébranlable de la sécurité, de la force, de la tranquillité. La patrie n'est plus!… Dorénavant toutes les destinées ne sont que les débris flottants d'un immense naufrage. Les bras de l'homme ressemblent à un radeau portant sur leur faible charpente, une famille éplorée. Ce radeau est lancé en pleine mer, mer houleuse, aux vagues menaçantes prêtes à l'engloutir. Pourtant un port est toujours ouvert, un port est toujours là! Mais, ce port, c'est l'abîme de la honte; ce port, c'est le refuge glacial que présente l'ignominie! Maint cœur d'homme, lassé et épuisé, a peut-être songé à y trouver le repos désiré par son âme fatiguée. Vainement! À peine son regard s'y est-il arrêté que sa mère, sa femme, sa sœur, sa fille, l'amie de sa jeunesse, la fiancée de son fils, la fille de sa fille, l'aïeule aux cheveux blancs, l'enfant aux cheveux blonds, ont jeté des cris d'alarme, demandant à ne pas approcher du port d'infamie, à être rejetées en haute mer, sauf à y périr, à y être englouties durant une nuit noire, sans une étoile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres comme l'Érèbe, répétant au fond d'une âme emparadisée dans la mort par la double foi de la religion et de la patrie: Jeszcze Polska nie zginęta!…

      En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu où le sort de toute une vie se décide, où les cœurs se pèsent, où les éternels dévouements se promettent, où la patrie recrute ses martyrs et ses héroïnes. En ces contrées, la mazoure n'est donc pas seulement une danse; elle est une poésie nationale, destinée, comme toutes les poésies des peuples vaincus, à transmettre le brûlant faisceau des sentiments patriotiques, sous le voile transparent d'une mélodie populaire. Aussi, n'y a-t-il rien de surprenant à ce que la plupart d'entr'elles modulent dans leurs notes et dans les strophes qui y sont attachées, les deux tons dominants dans le cœur du Polonais moderne: le plaisir de l'amour et la mélancolie du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d'un guerrier, d'un héros. La Polonaise de Kosziuszko est moins historiquement célèbre que la Mazoure de Dombrowski, devenue chant national à cause de ses paroles, comme la Mazoure de Chlopicki fut populaire durant trente ans à cause de son rhythme et de sa date, 1830. Il fallut une nouvelle avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang, un nouveau déluge de larmes, une nouvelle persécution dioclétienne, un nouveau repeuplement de la Sibérie, pour étouffer jusqu'au dernier écho de ses accents et jusqu'au dernier reflet de ses souvenirs.

      Depuis cette dernière catastrophe, la plus lourde de toutes à ce qu'assurent les contemporains, sans être écrasante néanmoins à ce qu'affirment tous les cœurs, à ce que murmurent toutes les voix, la Pologne est silencieuse, pour mieux dire, muette. Plus de Polonaises nationales, plus de Mazoures populaires. Pour parler d'elles, il faut remonter au-delà de cette époque, alors que musique et paroles reproduisaient également cette opposition, d'un héroïque et attrayant effet, entre le plaisir de l'amour et la mélancolie du danger, dont naît le besoin de réjouir la misère, (cieszyc bide), qui fait rechercher un étourdissement enchanteur dans les grâces de la danse et ses furtives fictions. Les vers qu'on chante sur ses mélodies, leur