espagnol, si ça ne pose pas de problèmes. Je suis le sous-commandant Marcos. Mieux vaut ne pas utiliser lâenregistreur, parce que si lâenregistrement était saisi tout le monde aurait des problèmes, et vous le premier. Même si nous sommes officiellement en période de trêve, en réalité on me recherche par tous les moyens. Posez-moi les questions que vous voulez ».
Pourquoi vous faites-vous appeler sous-commandant ?
On dit de moi : « Marcos est le chef ». Ce nâest pas vrai. Les chefs, ce sont eux, le peuple zapatiste, moi je nâai de responsabilités quâau niveau militaire. Ils mâont chargé de parler parce que je suis hispanophone. Mais ce sont les camarades qui parlent à travers moi. Moi, je ne fais quâobéir.
Dix ans de clandestinité, câest beaucoup⦠Comment vivez-vous dans la montagne ?
Je lis. Parmi les douze livres que jâai emportés avec moi dans la Selva, jâai le Chant Général , de Pablo Neruda. Et le Don Quichotte ...
Et puis ?
Et puis les jours, les années passent, à lutter. à voir tous les jours la même pauvreté, la même injustice⦠On ne peut pas rester ici sans que lâenvie de lutter, de changer les choses, nâaugmente. Sauf si on est un cynique, ou un fils de pute. Et puis il y a les choses que les journalistes ne me demandent pas, en général. Comme le fait que parfois, dans la Selva, on doit manger des rats et boire lâurine de nos compagnons pour ne pas mourir de soif pendant nos longs déplacements⦠câest tout.
Quâest-ce qui vous manque ? Quâavez-vous laissé derrière vous ?
Ce qui me manque, câest le sucre. Et une paire de chaussettes sèches. Je ne souhaite à personne dâavoir toujours les pieds mouillés, jour et nuit, dans le froid. Et puis le sucre : câest la seule chose que la Selva ne donne pas, il faut le faire venir de loin, nous en aurions besoin pour les efforts physiques. Pour ceux dâentre nous qui viennent de la ville, certains souvenirs sont une forme de masochisme. On se répète : « Tu te souviens des glaces de Coyoacà n ? Et des tacos de Division del Norte ?» Des souvenirs. Ici, si on attrape un faisan ou un autre animal, il faut attendre trois ou quatre heures avant quâil ne soit prêt, et si la faim tourmente les hommes et quâils le mangent cru, le lendemain câest diarrhée pour tout le monde. Ici la vie est différente, on voit tout sous une autre formeâ¦Ah, oui, vous mâavez demandé ce que jâai laissé en ville. Un ticket de métro, une montagne de livres, un cahier plein de poésies⦠et quelques amis. Pas énormément, mais quelques-uns.
Quand montrerez-vous votre visage ?
Je ne sais pas. Je crois que le passe-montagne a aussi une signification idéologique positive, il correspond à la conception de notre révolution, qui nâest pas individuelle, qui nâa pas de chef. Avec le passe-montagne, nous sommes tous Marcos.
Mais pour le gouvernement, vous cachez votre visage parce que vous avez quelque chose à cacherâ¦
Eux, ils nâont rien compris. Mais le vrai problème, ce nâest même pas le gouvernement, câest plutôt les forces réactionnaires du Chiapas, les éleveurs et les grands propriétaires terriens de la région, avec leurs âgardes blanchesâ privées. Je ne crois pas quâil y ait une grosse différence entre le comportement raciste classique dâun Blanc Sud-Africain vis à vis dâun Noir et celui dâun propriétaire terrien du Chiapas avec un Indien. Ici, lâespérance de vie dâun Indien est de 50-60 ans pour les hommes et de 45-50 pour les femmes.
Et les enfants ?
La mortalité infantile est très élevée. Je vais vous raconter lâhistoire de Paticha, à vous aussi. Il y a un moment de ça, en nous déplaçant dâune zone à lâautre de la Selva, il nous arrivait parfois de traverser une petite communauté, très pauvre, où un compagnon zapatiste nous accueillait à chaque fois. Il avait une petite fille de trois-quatre ans, qui sâappelait Patricia, mais elle, elle prononçait son nom âPatichaâ. Je lui demandais ce quâelle voudrait faire quand elle serait grande et elle me répondait toujours : « la guérillera ». Une nuit, nous lâavons vue, elle avait beaucoup de fièvre. Nous nâavions pas dâantibiotiques et elle devait déjà avoir quarante de fièvre, ou plus. Les linges mouillés séchaient sur elle comme sur un poêle. Elle est morte dans mes bras. Patricia nâavait pas dâacte de naissance. Et elle nâa pas eu dâacte de décès. Pour le Mexique, elle nâa jamais existé, même sa mort nâa jamais existé. Voilà , câest ça, la réalité des Indiens du Chiapas.
Le Mouvement Zapatiste a mis en crise le système politique mexicain tout entier, mais il nâa pas vaincu.
Le Mexique a besoin de démocratie et de personnes au-dessus de la mêlée qui puissent la garantir. Si notre lutte permet dâatteindre ce but, elle nâaura pas été vaine. Mais lâArmée Zapatiste ne deviendra jamais un parti politique. Elle disparaîtra. Et quand ça arrivera, ça voudra dire que nous aurons la démocratie.
Et si ça nâarrive pas ?
Militairement, nous sommes encerclés. La vérité est que le gouvernement ne voudra pas céder facilement parce que le Chiapas, et la selva Lacandona en particulier, flottent littéralement sur une mer de pétrole. Et le pétrole du Chiapas est la garantie que lâÃtat mexicain a donnée aux Ãtats-Unis pour les milliards de dollars que les Usa lui ont prêtés. Il ne peut pas montrer aux Américains quâil ne contrôle pas la situation.
Et vous ?
Nous, par contre, nous nâavons rien à perdre. Notre lutte est une lutte pour la survie et pour une paix digne.
Notre lutte est une lutte juste.
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Peter Gabriel
Le lutin du Rock