passa par tout le corps. Cependant je me contins. Je résolus même de faire bonne figure.[28] Des arguments scientifiques pouvaient seuls arrêter le professeur Lidenbrock. Or, il y en avait, et de bons, contre la possibilité d’un pareil voyage. Aller au centre de la terre ! Quelle folie !
Pendant le repas, mon oncle fut presque gai ; il lui échappait de ces plaisanteries de savant qui ne sont jamais bien dangereuses. Après le dessert, il me fit signe de le suivre dans son cabinet.
J’obéis. Il s’assit à un bout de sa table de travail, et moi à l’autre.
« Axel, dit-il d’une voix assez douce, tu es un garçon très ingénieux ; tu m’as rendu là un fier service, quand, de guerre lasse[29], j’allais abandonner cette combinaison. Je n’oublierai jamais cela, mon garçon, et de la gloire que nous allons acquérir tu auras ta part. Avant tout, je te recommande le secret le plus absolu[30], tu m’entends ? Je ne manque pas d’envieux dans le monde des savants, et beaucoup voudraient entreprendre ce voyage, qui ne s’en douteront qu’à notre retour.
– Croyez-vous, dis-je, que le nombre de ces audacieux fût si grand ?
– Certes ! Si ce document était connu, une armée entière de géologues se précipiterait sur les traces d’Arne Saknussemm !
– Voilà ce dont je ne suis pas persuadé, mon oncle, car rien ne prouve l’authenticité de ce document.
– Comment ! Et le livre dans lequel nous l’avons découvert !
– Bon ! j’accorde que ce Saknussemm ait écrit ces lignes, mais s’ensuit-il qu’il ait réellement accompli ce voyage[31], et ce vieux parchemin ne peut-il renfermer une mystification ? »
Mon sévère interlocuteur ébaucha une sorte de sourire sur ses lèvres et répondit :
« C’est ce que nous verrons.
– Ah ! fis-je un peu vexé ; mais permettez-moi d’épuiser la série des objections relatives à ce document.
– Parle, mon garçon, ne te gêne pas. Je te laisse toute liberté d’exprimer ton opinion. Tu n’es plus mon neveu, mais mon collègue. Ainsi, va.
– Eh bien, je vous demanderai d’abord ce que sont ce Yocul, ce Sneffels et ce Scartaris, dont je n’ai jamais entendu parler ?
– Rien n’est plus facile. J’ai précisément reçu, il y a quelque temps, une carte de mon ami ; elle ne pouvait arriver plus à propos[32]. Prends le troisième atlas dans la seconde travée de la grande bibliothèque. »
Je me levai, et, grâce à ces indications précises, je trouvai rapidement l’atlas demandé. Mon oncle l’ouvrit et dit :
« Voici une des meilleures cartes de l’Islande, et je crois qu’elle va nous donner la solution de toutes tes difficultés. »
Je me penchai sur la carte.
« Vois cette île composée de volcans, dit le professeur, et remarque qu’ils portent tous le nom de Yocul. Ce mot veut dire « glacier » en islandais, et, sous cette latitude, la plupart des éruptions se font jour à travers les couches de glace. De là cette dénomination de Yokul appliquée à tous les monts ignivomes de l’île.
– Bien, répondis-je ; mais qu’est-ce que le Sneffels ? »
Mon oncle reprit :
« Suis-moi sur la côte occidentale de l’Islande. Aperçois-tu Reykjawik, sa capitale ? Oui. Bien. Remonte les fjords innombrables de ces rivages rongés par la mer, et arrête-toi un peu au-dessous du soixante-cinquième degré de latitude. Que vois-tu là ?
– Une sorte de presqu’île semblable à un os décharné, que termine une énorme rotule.
– La comparaison est juste, mon garçon ; maintenant, n’aperçois-tu rien sur cette rotule ?
– Si, un mont qui semble avoir poussé en mer.
– Bon ! c’est le Sneffels.
– Le Sneffels ?
– Lui-même, une montagne haute de cinq mille pieds, l’une des plus remarquables de l’île, et à coup sûr la plus célèbre du monde entier, si son cratère aboutit au centre du globe.
– Mais c’est impossible ! m’écriai-je en haussant les épaules et révolté contre une pareille supposition.
– Impossible ! répondit le professeur Lidenbrock d’un ton sévère. Et pourquoi cela ?
– Parce que ce cratère est évidemment obstrué par les laves, les roches brûlantes, et qu’alors…
– Et si c’est un cratère éteint ?
– Éteint ?
– Oui. Le nombre des volcans en activité à la surface du globe n’est actuellement que de trois cents environ ; mais il existe une bien plus grande quantité de volcans éteints. Or le Sneffels compte parmi ces derniers. »
À ces affirmations positives, je n’avais absolument rien à répondre ; je me rejetai donc sur les autres obscurités que renfermait le document.
« Que signifie ce mot Scartaris, demandai-je, et que viennent faire là les calendes de juillet ? »
Mon oncle prit quelques moments de réflexion. J’eus un instant d’espoir, mais un seul, car bientôt il me répondit en ces termes :
« Ce que tu appelles obscurité est pour moi lumière. Le Sneffels est formé de plusieurs cratères ; il y avait donc nécessité d’indiquer celui d’entre eux qui mène au centre du globe. Qu’a fait le savant Islandais ? Il a remarqué qu’aux approches des calendes de juillet, c’est-à-dire vers les derniers jours du mois de juin, un des pics de la montagne, le Scartaris, projetait son ombre jusqu’à l’ouverture du cratère en question. Et, une fois arrivés au sommet du Sneffels, nous sera-t-il possible d’hésiter sur le chemin à prendre ? »
Décidément mon oncle avait réponse à tout. Mais je passai aux objections scientifiques, bien autrement graves, à mon avis.
« Allons, dis-je, je suis forcé d’en convenir, la phrase de Saknussemm est claire et ne peut laisser aucun doute à l’esprit. Et ce savant est allé au fond du Sneffels ; il a vu l’ombre du Scartaris caresser les bords du cratère ; mais quant à y être parvenu lui-même, quant à en avoir fait le voyage et à en être revenu, s’il l’a entrepris, non, cent fois non !
– Et la raison ? dit mon oncle d’un ton singulièrement moqueur.
– C’est que toutes les théories de la science le démontrent !
– Toutes les théories disent cela ? répondit le professeur en prenant un air bonhomme[33]. Ah ! les vilaines théories ! »
Je continuai néanmoins.
« Oui ! il est parfaitement reconnu que la chaleur augmente environ d’un degré par soixante-dix pieds de profondeur au-dessous de la surface du globe ; or, en admettant cette proportionnalité constante, le rayon terrestre étant de quinze cents lieues, il existe au centre une température de 200 000 degrés. Les matières y se trouvent donc à l’état de gaz incandescent. J’ai donc le droit de demander s’il est possible de pénétrer dans un semblable milieu !
– Ainsi, Axel, c’est la chaleur qui t’embarrasse ?
– Sans doute. Si nous arrivions à une profondeur de dix lieues seulement, nous serions parvenus à la limite de l’écorce terrestre, car déjà la température est supérieure à 1300 degrés.
– Et tu as peur d’entrer en fusion ?
– Je