tête.
“Ils nous poursuivront jusqu'aux confins du monde”, dit-elle calmement.
Merk était perplexe.
“Alors qu'ils ont l'Épée de Flammes ?”
“Leur motivation première n'a jamais été l'Épée”, corrigea-t-elle, “mais la destruction. La destruction de nous tous.”
“Et quand ils nous rattraperont ?” demanda Merk. “Nous ne pouvons pas repousser une armée de trolls tous seuls et une petite île de guerriers ne le peut pas plus, même s'ils sont extrêmement résistants.”
Elle hocha la tête, encore imperturbable.
“Il se peut en effet que nous mourrions”, répondit-elle. “Cependant, nous le ferons en compagnie de nos amis Gardiens, en combattant pour ce que nous savons être vrai. Il reste de nombreux secrets à garder.”
“Des secrets ?” demanda-t-il.
Cependant, Lorna continua à regarder les eaux en silence.
Merk allait lui poser d'autres questions quand une bourrasque soudaine fit presque chavirer le bateau. Merk tomba à plat ventre, heurta le côté de la coque et glissa par-dessus bord.
Les pieds dans le vide, il s'accrocha désespérément à la balustrade. Ses jambes plongèrent dans une eau si glacée qu'il sentit qu'il allait mourir gelé. Il était suspendu à une seule main, en grande partie submergé et, quand il regarda par-dessus son épaule, son cœur bondit quand il vit un banc de requins rouges se rapprocher soudain. Il ressentit une horrible douleur quand des crocs se mirent à le mordre au mollet et qu'il vit couler dans l'eau un sang qu'il savait être le sien.
Un moment plus tard, Lorna s'avança et fendit les eaux de son bâton; quand elle le fit, une lumière blanche brillante se répandit à la surface et les requins se dispersèrent. Du même mouvement, elle prit la main à Merk et le remonta sur le navire.
Le navire se redressa quand le vent se calma. Merk était assis sur le pont, mouillé, gelé. Il respirait avec difficulté et avait terriblement mal au mollet.
Lorna examina sa blessure, déchira un morceau de tissu de sa chemise et le lui enroula autour de sa jambe pour arrêter l'écoulement du sang.
“Vous m'avez sauvé la vie”, dit-il, plein de gratitude. “Il y avait des dizaines de ces créatures sous l'eau. Elles m'auraient tué.”
Elle le regarda de ses yeux bleu clair si fascinants, si grands.
“Ici, ces créatures sont le dernier de tes soucis”, dit-elle.
Ils poursuivirent leur route en silence. Merk se releva lentement et regarda l'horizon en s'assurant de saisir fermement la balustrade, des deux mains cette fois. Il scruta l'horizon mais il eut beau regarder, il ne vit aucun signe des Trois Poignards. Il regarda vers le bas et examina les eaux de la Baie de la Mort avec un respect et une crainte renouvelés. Il regarda prudemment et vit une masse de petits requins rouges sous la surface, à peine visibles, quasiment cachés par les vagues. Il savait maintenant que, s'il tombait à l'eau, il mourrait, et il ne put s'empêcher de se demander quelles autres créatures peuplaient cette étendue d'eau.
Le silence se creusa, seulement ponctué par le hurlement du vent et, après que plusieurs autres heures aient passé, Merk, qui se sentait seul ici, ressentit le besoin de parler.
“Ce que vous avez fait avec ce bâton”, dit Merk en se tournant vers Lorna. “Je n'ai jamais rien vu de semblable.”
Lorna resta impassible. Elle regardait encore l'horizon.
“Parlez-moi de vous”, insista-t-il.
Elle lui jeta un coup d’œil puis regarda à nouveau l'horizon.
“Qu'est-ce que vous voudriez savoir ?” demanda-t-elle.
“N'importe quoi”, répondit-il. “Tout.”
Elle resta silencieuse longtemps puis, finalement, elle dit :
“On commence par vous.”
Merk la regarda fixement, étonné.
“Moi ?” demanda-t-il. “Qu'est-ce que vous voulez savoir ?”
“Parlez-moi de votre vie”, dit-elle. “Dites tout ce que vous voulez me dire.”
Merk inspira profondément. Il se tourna et fixa l'horizon. Sa vie était la chose même dont il ne voulait pas parler.
Finalement, comprenant qu'ils avaient un long chemin à faire, il soupira. Il savait qu'il faudrait qu'il se regarde en face à un moment ou à un autre, même s'il n'en était pas fier.
“J'ai été assassin la plus grande partie de ma vie”, dit-il lentement, avec regret, en fixant l'horizon, d'une voix grave et pleine de haine envers lui-même. “Je n'en suis pas fier mais, pour ce que je faisais, j'étais le meilleur. Les rois et les reines avaient recours à mes services. Personne ne pouvait rivaliser avec mes compétences.”
Merk tomba dans un long silence, prisonnier des souvenirs d'une vie qu'il regrettait, des souvenirs qu'il aurait préféré oublier.
“Et maintenant ?” demanda-t-elle doucement.
Merk fut reconnaissant de ne sentir aucun jugement dans sa voix. Avec les autres, il en allait d’habitude autrement. Il soupira.
“Maintenant”, dit-il, “je ne fais plus ce genre de chose. Ce n'est plus qui je suis. J'ai juré de renoncer à la violence, de dédier mes services à une cause. Pourtant, j'ai beau essayer, on dirait que je ne peux pas m'en éloigner. On dirait que la violence me trouve. On dirait qu'il y a toujours une autre cause.”
“Et quelle est votre cause ?” demanda-t-elle.
Il y réfléchit.
“Au début, ma cause était de devenir Gardien”, répondit-il. “De me dévouer au service. De garder la Tour de Ur, de protéger l'Épée de Flammes. Quand la Tour de Ur est tombée, j'ai senti que ma cause était d'atteindre la Tour de Kos et de sauver l'épée.”
Il soupira.
“Et pourtant, maintenant, nous sommes ici, nous traversons la Baie de la Mort, l'Épée a disparu, les trolls nous suivent et nous nous dirigeons vers un archipel d'îles arides”, répondit Lorna avec un sourire.
Merk fronça les sourcils. Cette réflexion ne l'amusait pas.
“J'ai perdu ma cause”, dit-il. “J'ai perdu mon but dans la vie. Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais pas où je vais.”
Lorna hocha la tête.
“C'est un lieu où il fait bon être”, dit-elle. “Un lieu d'incertitude est aussi un lieu de possibilité.”
Merk l'examina en s'interrogeant. Il était touché par son absence de jugement. Si une autre personne avait entendu son histoire, elle l'aurait dénigré.
“Vous ne me jugez pas”, remarqua-t-il, stupéfait, “pour qui je suis.”
Lorna le regarda fixement. Ses yeux étaient si intenses que, si on croisait son regard, c'était comme si on fixait la lune.
“C'était qui vous étiez”, corrigea-t-elle. “Pas qui vous êtes maintenant. Comment pourrais-je vous juger pour qui vous étiez autrefois ? Je ne peux juger que l'homme qui se tient devant moi.”
Merk se sentit régénéré par sa réponse.
“Et qui suis-je maintenant ?” demanda-t-il. Il voulait connaître la réponse, car il n'en était pas sûr lui-même.
Elle le regarda fixement.
“Je vois un bon guerrier”, répondit-elle. “Un homme altruiste. Un homme qui veut aider les autres et un homme plein de désirs. Je vois un homme perdu. Un homme qui ne s'est jamais connu lui-même.”
Merk réfléchit à ses paroles et elles résonnèrent profondément en lui. Il sentait qu'elles étaient toutes vraies. Trop vraies.
Un long silence tomba entre eux pendant que leur petit navire