jour elle se brise sous le dur labeur quotidien, et pourtant.
Son père était aussi petit que lui mais large d'épaules et musclé, fort comme un roc. Des mains aussi larges qu'un marteau, les tatouages serpentant sur ses avant-bras racontaient des récits d'autres territoires du Royaume du Sud, des terres situés par-delà les mers. Une petite carte mentionnait les deux territoires mais également l'île de Leveros et le continent de Sarras, de l'autre côté de la mer.
“Pourquoi regardes-tu mes bras, fiston ?” demanda brusquement son père. Cet homme n'était pas du genre affectueux. Lorsque Devin était entré à la forge, prouvant ainsi qu'il était aussi valable que les meilleurs maîtres à la fabrication des armes, son père s'était fendu d'un simple signe de tête.
Devin mourrait d'envie de lui raconter son rêve mais préféra s'abstenir. Son père se moquerait de lui et entrerait dans une colère noire.
“Je regardais un tatouage que je n'avais encore jamais vu.” En général son père portait des manches longues, Devin ne le voyait donc que rarement. “Pourquoi on voit Sarras et Leveros ? Tu y es allé quand tu étais—”
“Mêle-toi de tes affaires !” aboya son père, cette simple question l'avais mis dans une colère noire. Il baissa ses manches hâtivement et rattacha les boutons à ses poignets, les cachant ainsi à la vue de Devin. “Ne pose pas ce genre de question !”
“Excuse-moi.” Il y avait des jours comme ça où Devin ne savait pas quoi dire à son père ; des jours où il n'avait pas l'impression d'être son fils. “Je pars au travail.”
“Déjà ? Tu vas encore t'entraîner au maniement de l'épée, c'est ça ? Pour devenir chevalier.”
Sa colère montait crescendo, Devin n'en comprenait pas la raison.
“Ce serait donc si terrible ?” osa demander Devin.
“Reste à ta place,” lança son père. “Tu n'es pas un chevalier mais un vulgaire villageois—comme nous tous.”
Devin se fit violence pour ne pas se rebiffer. Son travail ne commencerait que dans une heure mais il savait que s'il restait, la discussion terminerait forcément en dispute, comme à chaque fois.
Il se leva sans même terminer son repas et sortit.
Un timide soleil l'accueillit. La ville dormait encore, tout était paisible au petit matin, même parmi ceux qui rentraient chez eux après un travail de nuit. Devin avait les rues désertes pour lui tout seul, il se dirigea vers la forge en courant comme un dératé sur les pavés. Plus vite il serait rendu, plus il aurait de temps, de plus, il avait toujours entendu les maîtres dire à leurs apprentis que l'exercice était vital pour faire preuve d'ardeur au combat. Devin ne savait pas vraiment si les autres faisaient de même mais lui, en tous cas, oui. Il devait mobiliser tous ses atouts pour espérer devenir chevalier.
Devin se fraya un chemin en ville en courant de plus en plus vite, essayant de se débarrasser des réminiscences de son rêve. L'avait-il réellement rencontré ?
Tu es l'élu.
Qu'avait-il voulu dire ?
Avant que ta vie ne change à tout jamais.
Devin réfléchissait, cherchant un signe, une quelconque indication qui ferait de lui un autre homme aujourd'hui.
Mais il ne remarquait aucune différence par rapport à sa routine habituelle.
Etait-ce un rêve insensé ? Un souhait ?
Royalsport regorgeait de ponts et ruelles, de coins sombres et odeurs étranges. A marée basse, lorsque le niveau du fleuve baissait entre les îles, on pouvait traverser d'une berge à l'autre, bien que des gardes veillent à ce que personne ne s'aventure en zone indésirable.
Les voies navigables entre les îles formaient une série de cercles concentriques, la zone la plus riche étant au centre, protégée par les bancs du fleuve en contrebas. On y trouvait le quartier des plaisirs et des quartiers riches, des zones commerçantes et plus pauvres, mieux valait alors tenir sa bourse à l'œil.
Les Maisons se dressaient à l'horizon, bâtiments légués par d'anciennes institutions, aussi anciennes que le royaume ; voire plus vieilles encore, elles dataient de l'époque où régnait la dynastie des dragons, bien avant que les guerres ne les chassent. De la fumée s'échappait de la Maison des Armes malgré l'heure matinale, tandis que la Maison de la Connaissance se dressait avec ses deux tours enchevêtrées, la Maison des Marchands, brillante comme un sou neuf, et la Maison des Soupirs émergeant du quartier des plaisirs. Devin poursuivit son chemin parmi les rues, évitant les silhouettes matinales sans cesser de courir vers la Maison des Armes.
A son arrivée, la Maison des Armes était presque aussi calme que le reste de la cité. Un portier reconnut Devin, habitué qu'il était à le voir arriver à des heures indues. Devin le gratifia d'un signe de tête avant d'entrer. Il s'empara de l'épée qu'il travaillait, une arme solide et fiable, faite pour la poigne d'un soldat. Il avait terminé de gainer le manche et monta à l'étage.
Cet endroit ne sentait pas mauvais, nulle trace de poussière y régnait, contrairement au reste de la forge. Il s'agissait d'une pièce en bois où la sciure absorbait la moindre goutte de sang, gantelets et armures étaient disposés dans des râteliers, un espace dodécagonal en occupait le centre, entouré de quelques bancs réservés aux élèves. On y trouvait des épées et des lames destinés aux riches étudiants désireux de s'entraîner.
Devin s'empara d'une quintaine plus grande que lui, des lances métalliques faisant office d'armes qu'on projetait pour parer les coups d'une fine lame. Il fallait alors faire mouche, se déporter ou esquiver, faire en sorte que l'arme ploie sans se la faire prendre, toucher sans se faire toucher. Devin se mit en garde et frappa. Ses premiers coups d'estoc étaient bien droits, il se déplaçait et testait son épée. Il reçut les premiers coups de lance de plein fouet, esquiva de justesse les suivants, faisant peu à peu corps avec l'épée. Il accéléra son allure, ajusta son jeu de jambes, se déplaça, mettant en garde à chacun de ses coups : paré, fente et retour.
Happé par la pratique, il cessa de réfléchir à ses mouvements, frapper, esquiver et ployer s'enchaînaient, l'acier se frottait à l'acier, sa lame pourfendait, il attaquait et ripostait. Il s'entraîna jusqu'à être en sueur, la quintaine tournant avec une rapidité pouvait lui infliger blessures ou égratignures s'il n'esquivait pas à temps.
Il finit par reculer et saluer le mât tel un épéiste saluant son adversaire, et vérifia que la lame n'était pas endommagée. Pas d'entaille ni de fissure, parfait.
“Ta technique est bonne,” lança une voix, Devin fit volte-face et se retrouva nez à nez avec un homme d'une trentaine d'années en haut-de-chausses, chemise nouée afin que le vêtement n'entrave pas la lame. Sa longue tresse noire ne risquait pas de se défaire au combat, ses traits aquilins faisaient ressortir ses yeux gris perçant. Il boitillait, signe probable d'une ancienne blessure. "Décolle tes talons du sol quand tu te retournes ; tu dois progresser pour acquérir ce mouvement.”
“Vous … vous êtes le maître d'armes Wendros,” répondit Devin. La Maison comptait plusieurs maîtres d'armes mais Wendros était le plus réputé, la liste d'attente était longue.
“Tu crois ?” en contemplant un moment son reflet dans une armure argentée. “Peut-être bien. Hmm, à ta place, j'écouterais. Il semblerait que je n'ai plus rien à apprendre en matière de maniement d'épée.”
“Ecoute bien ce que je vais te dire,” ajouta le maître d'armes Wendros. “Abandonne.”
“Pardon ?” ajouta Devin, interloqué.
“Laisse tomber tes ambitions de futur maître d'armes. Les soldats sont juste bons à attendre au garde à vous. Un guerrier, ce n'est pas ça.” Il s'approcha. “Pas ça du tout.”
Devin ne savait que répondre. Il parlait de quelque chose de grandiose, quelque chose qui requérait de la sagesse mais il ne comprenait pas encore quoi.