Luke pensait aux compensations auxquelles il avait droit.
Il regarda par la fenêtre. Becca était sur le patio. Elle nourrissait le bébé. Luke aurait adoré pouvoir s’asseoir là-bas avec eux, contempler l’eau et le ciel et rester assis là jusqu’à ce que le soleil se couche, mais c’était impossible. Malheureusement, il fallait qu’il fasse ses valises pour son voyage et, avant même qu’il commence ça, il fallait qu’il fasse le plus dur : il devait annoncer qu’il partait.
— Est-ce que vous vous êtes fait taper dessus au travail ? dit Audrey.
Luke haussa les épaules. Même s’il les sentait très bien, il avait presque oublié son éraflure à la joue et son menton enflé. La douleur était une vieille amie. Quand elle n’était pas insoutenable, il la sentait à peine. Cette idée avait presque quelque chose de réconfortant.
Il ouvrit la bière et en but une gorgée. Elle était glaciale et délicieuse.
— Quelque chose comme ça, mais vous auriez dû voir l’autre gars.
Audrey ne rit pas. Elle produisit une sorte de demi-grognement et monta à l’étage.
Luke était fatigué. Cela avait déjà été une longue journée, avec l’enterrement de Martinez, la bagarre avec Murphy et tout le reste. De plus, ça ne faisait que commencer. Il comptait rester ici une heure au plus avant de repartir directement en ville, puis partir en Turquie puis, si tout allait bien, en Russie.
Il sortit. Becca nourrissait le bébé et elle ressemblait à un tableau impressionniste avec son pull-over rouge vif et son chapeau mou contre le soleil qui produisaient un contraste avec l’herbe verte et la grande étendue de ciel bleu pâle et d’eau sombre. À l’horizon, un grand navire à double mât avait déployé toutes ses voiles et allait lentement vers l’ouest. S’il avait pu appuyer sur STOP et figer ce moment dans le temps, il l’aurait fait.
Elle leva le regard, le vit et sourit. Son sourire lui réchauffa le cœur. Elle était plus belle que jamais. De plus, un sourire, c’était agréable, surtout ces jours-ci. Peut-être la noirceur de la dépression post-partum commençait-elle à se dissiper.
Luke inspira profondément, poussa discrètement un soupir et sourit lui-même.
— Coucou, ma belle, dit-il.
— Coucou, bel homme.
Il se pencha vers le bas et l’embrassa.
— Comment va le bébé aujourd’hui ?
Elle hocha la tête.
— Bien. Il a dormi trois heures, Maman l’a surveillé et j’ai même pu faire la sieste. Je ne veux rien promettre, mais nous venons peut-être de passer une étape. Je l’espère.
Un long silence s’étendit entre eux.
— Tu rentres tôt, dit-elle.
En cinq minutes, c’était la deuxième fois qu’on le lui disait. Il considérait que c’était un mauvais présage.
— Comment s’est passée ta journée ?
Luke s’assit en face d’elle à la petite table ronde et prit une gorgée de sa bière. Comme d’habitude, il pensait que, quand il y avait des ennuis à l’horizon, il valait mieux s’y attaquer directement. De plus, s’il pouvait aborder le pire assez vite, il pourrait peut-être tout dire avant qu’Audrey ne vienne en rajouter.
— Eh bien, j’ai une tâche à accomplir.
Il remarqua qu’il évitait le sujet. Il n’avait parlé ni de mission ni d’opération. De quelle tâche s’agissait-il donc ? Allait-il interviewer un artisan local pour le journal hebdomadaire ? Peut-être était-ce un projet pour le cours de sciences du lycée ?
Immédiatement, elle se méfia.
Elle le regarda au fond des yeux, interrogatrice.
— De quoi s’agit-il ?
Il haussa les épaules.
— C’est un pataquès diplomatique, en fait. Les Russes ont capturé trois archéologues américains et confisqué leur petit sous-marin. Ils plongeaient dans la Mer Noire pour chercher l’épave d’un vieux navire de commerce de la Grèce antique. Ils étaient dans les eaux internationales, mais les Russes ont trouvé qu’ils étaient trop près de leur territoire.
Elle ne le quitta pas des yeux.
— Sont-ils des espions ?
Luke prit une autre gorgée de sa bière. Il laissa échapper un son, un bref rire ironique. Elle était douée. Elle avait déjà eu beaucoup d’entraînement. Elle allait droit au but.
Il secoua la tête.
— Tu sais que je ne peux pas te dire ça.
— Et tu vas aller où et faire quoi ?
Il haussa les épaules.
— Je vais en Turquie pour voir si nous pouvons les faire relâcher.
Il disait la vérité, dans une certaine mesure. En même temps, il évitait de mentionner des quantités d’informations. Il mentait par omission.
Et elle le savait aussi.
— Pour voir si nous pouvons les faire relâcher ? Qui est ce nous ?
Il se retrouvait acculé.
— Les États-Unis d’Amérique.
— Allez, Luke. Qu’est-ce que tu ne me dis pas ?
Il sirota la bière une fois de plus et se gratta la tête.
— Rien d’important, ma chérie. Les Russes détiennent trois hommes. Je vais en Turquie. Ils veulent que j’y sois parce que j’ai de l’expérience en le type de mission qui a mené à ça. Si les Russes acceptent de négocier, je ne serai peut-être même pas impliqué directement.
Derrière Luke, la porte moustiquaire claqua. Becca regarda derrière lui pendant une seconde. Merde ! Audrey arrivait.
Les yeux de Becca exprimèrent soudain de la colère. Des larmes y apparurent. Non ! Le timing n’aurait pas pu être pire.
— Luke, la dernière fois que tu es parti à l’étranger, j’étais enceinte de presque neuf mois. Tu allais arrêter quelqu’un en Irak, tu te souviens ? Je crois que tu avais dit que c’était un boulot sympa. Pourtant, tu as fini par arracher la fille du Président …
Il leva un doigt.
— Becca, tu sais que ce n’est pas vrai. J’y suis bien allé pour arrêter quelqu’un et l’arrestation s’est bien déroulée …
C’était un mensonge. Un autre mensonge. L’arrestation avait été un massacre.
— … aux terroristes islamistes. Ton hélicoptère s’est écrasé. Toi et Ed, vous avez combattu les fidèles d’Al-Qaïda en haut d’une montagne.
— Tout cela s’est produit après notre arrivée.
— Je ne suis pas idiote, Luke. Je sais lire entre les lignes des articles de journaux. Les articles ont admis que des dizaines de gens avaient été tués. Cela m’indique qu’il y a eu un bain de sang et que tu t’es retrouvé au beau milieu.
Luke leva un tout petit peu les mains, comme si elle venait de le menacer avec l’arme la plus petite du monde. Le bébé était encore là et il tétait comme si de rien n’était.
— C’est une mission, ma chérie. C’est mon travail. Don Morris …
Ce fut alors Becca qui leva un doigt.
— Ne me parle plus de Don Morris. Je n’en veux même plus à Don. Si tu ne voulais pas effectuer ces missions suicide, il ne pourrait pas t’y forcer. C’est aussi simple que ça.
Maintenant, elle