indéfiniment. Il savait ce qu’il verrait s’il baissait les yeux – il l’avait trop vu déjà.
– Tu dois regarder, mec, insista Ed d’une voix douce. C’est ton boulot.
Luke secoua la tête.
– Non.
Mais il n’avait pas le choix. Il jeta un œil au cadavre sous lui. La barbe noire du jihadiste avait disparu. La figure farouche avait fait place aux traits délicats d’une femme. Les cheveux noirs bouclés étaient devenus longs et doux, d’un châtain clair.
Luke lui couvrait encore la bouche de sa main. Ses yeux bleus et morts le fixaient aveuglément – les yeux de sa femme, Becca.
– Tu l’as fait, mec, chuchota Ed. Tu l’as tuée pour de bon.
Luke s’éveilla en sursaut.
Il s’assit, raide comme un piquet, dans l’obscurité profonde, son cœur battant la chamade. Il était nu, son corps était trempé de sueur, et ses cheveux longs tout emmêlés. Sa barbe blonde était aussi épaisse que celle d’un guerrier islamique. Avec ses cheveux, sa barbe et sa peau tannée, il pouvait facilement passer pour un sans-abri.
Il était fourré dans un sac de couchage momie conçu pour les grands froids, jusqu’à moins vingt degrés. Hors de sa petite tente, le vent hurlait – le toit de la tente battait follement, un bruit si fort qu’il couvrait presque celui du vent. Il était seul sur le versant ouest du Denali, à près de 5000 mètres d’altitude, et la montagne était déjà bien avancée dans l’hiver. Une tempête de neige avait déferlé deux jours plus tôt, et n’avait pas cessé de souffler depuis.
Il n’avait pas fait de feu depuis que la tempête était survenue. Depuis quarante heures, il n’avait pas quitté la tente sauf pour uriner. Il était à 1200 mètres du sommet, et il semblait qu’il n’allait pas y arriver. Certains pourraient dire qu’il n’arriverait nulle part.
Il était venu ici avec un manque cruel de préparation, il s’en rendait compte à présent. Il avait apporté assez d’eau pour quatre jours – et il n’en avait plus depuis deux jours. Depuis lors, il mangeait de la neige et de la glace pour s’abreuver. Ce n’était pas grave. Le pire, c’était la nourriture. Il avait apporté un tas de repas secs tout prêts. La plupart d’entre eux étaient engloutis maintenant. À l’arrivée de la tempête, il s’était mis à rationner la nourriture. Il mangeait moins de la moitié des calories quotidiennes dont il avait besoin – heureusement, il avait à peine bougé en deux jours, et il économisait son énergie.
Il ne s’était pas soucié d’apporter un réchaud. Il n’avait pas de radio, donc aucune idée de la météo. Il avait été amené ici par un hélicoptère privé, et n’avait pas laissé d’itinéraire au service du parc. Personne ne savait qu’il était ici à part le pilote de l’hélico, à qui il avait dit qu’il l’appellerait quand il aurait fini.
– Est-ce que j’essaie de me tuer ? se demanda-t-il à voix haute, surpris par le son de sa propre voix.
Il connaissait la réponse : non. Pas nécessairement. Si cela se produisait, tant pis, mais il n’essayait pas activement de mourir. On pourrait dire qu’il prenait le risque que cela arrive, qu’il prenait même des risques insensés, et qu’il le faisait depuis la mort de Becca.
Il désirait vivre. Il voulait juste devenir meilleur. Et s’il n’y arrivait pas…
Il avait échoué en tant que mari. Il avait échoué en tant que père. À 41 ans, sa carrière était derrière lui – il avait démissionné de son travail au gouvernement deux ans plus tôt et n’avait rien cherché d’autre. Il n’avait pas consulté son compte bancaire depuis un moment, mais il était raisonnable de supposer qu’il était presque à sec. La seule chose pour laquelle il avait toujours été assez doué, c’était de survivre dans un milieu rude et impitoyable. Et de tuer – il était bon pour ça aussi. Autrement, sa vie n’était qu’un échec total et abject.
Il risquait de mourir sur cette montagne, mais cette perspective ne le terrorisait pas du tout.
Il était vide, creux… indifférent.
– Faut que je trouve un moyen de sortir d’ici, dit-il.
Mais c’était juste pour meubler la conversation. Il pouvait partir… ou pas. Ce serait un bon endroit pour mourir, et chose facile. Tout ce qu’il avait à faire, c’était… rien. D’ici peu, il serait à court de nourriture. Boire de la neige fondue ne le ferait pas durer très longtemps. Il s’affaiblirait graduellement, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus redescendre de la montagne par ses propres moyens. Il mourrait de faim. À un moment donné, il sombrerait dans le sommeil et ne se réveillerait plus jamais.
Que décider ? Que décider ?
Il se mit à crier tout à coup, surpris par sa propre voix :
– Donne-moi un signe ! Dis-moi quoi faire !
C’est alors que son téléphone fit quelque chose qu’il n’avait pas fait depuis longtemps : il sonna. Le son le fit sursauter, et son cœur manqua un battement. La sonnerie était à sa puissance maximale. C’était un morceau de rock que son fils Gunner avait mis dans son téléphone deux ans plus tôt. Luke ne l’avait jamais changé. Mieux, il l’avait laissé à dessein. Il chérissait cette chanson, qui constituait le dernier lien entre eux deux.
Il regarda le téléphone. Il lui évoquait une chose vivante, une vipère venimeuse, à manipuler avec précaution. Il le ramassa, jeta un œil au numéro affiché, et répondit :
– Allo ?
La ligne était brouillée. Naturellement, l’épaisseur de la toile de tente bloquait le signal satellite. Il allait devoir sortir pour prendre cet appel – une perspective peu réjouissante.
– Je vous rappelle ! cria-t-il dans l’appareil.
Même en s’activant, il lui fallut plusieurs minutes pour enfiler les couches de vêtements nécessaires. Il faisait trop froid dehors pour faire les choses à moitié. Il ouvrit la tente, rampa à travers la minuscule entrée et s’extirpa dans la tempête. Le vent et la glace cinglèrent en même temps son visage. Il devait faire vite.
Il accrocha un fanal lumineux aux montants de la tente et s’éloigna du bruit de la toile battant au vent, trébuchant à chaque pas dans la neige épaisse. Il avait pris une torche puissante et se retournait tous les quelques pas pour repérer la direction de son campement. Il n’y avait aucune lumière dehors, et la visibilité ne portait pas à plus de vingt mètres. La neige et la glace tourbillonnaient autour de lui.
Il appuya sur le bouton d’appel et glissa le téléphone dans la capuche de sa parka. Figé comme une statue, il écouta les bips tandis que le téléphone se connectait au satellite et que l’appel tentait de passer.
– Stone ? répondit une grosse voix masculine.
– Oui.
– Restez en ligne, je vous passe la présidente des États-Unis.
Il y eut une courte attente.
– Luke ? s’enquit une voix féminine.
– Madame la présidente ! cria Luke. (Il ne put s’empêcher de sourire.) Ça fait longtemps.
– Bien trop longtemps, répondit Susan Hopkins.
– Que me vaut cet honneur ?
– J’ai des ennuis, dit-elle. J’ai besoin de vous ici.
Luke y réfléchit un instant.
– Heu, je suis loin de tout en ce moment. Ça va être un peu compliqué de…
– Peu importe, trancha-t-elle. Où que vous soyez, je vous envoie un avion. Ou un hélicoptère. Tout ce qu’il vous faut.
– Un bon gros saint-bernard ferait l’affaire pour commencer, répondit Luke. Avec un petit tonnelet de whisky autour du cou.
– C’est