il s’engagea sur un petit chemin de terre. Une lune radieuse venait éclairer la campagne environnante.
Il ne se sentait pas seul. Il ne l’était pas. Il avait avec lui quelque chose de précieux. Il chercha à se remémorer le moment où la perle d’eau qu’il conservait religieusement dans sa poche était entrée dans l’habitacle de la voiture et par là même dans sa vie. C’était un matin tôt, alors que le ciel était dégagé.
Par la fenêtre à peine ouverte, une trombe de pluie soudaine et mystérieuse. Pas même un nuage à l’horizon. Sa manche de manteau finit par être trempée, à tel point qu’il dut l’essorer une fois arrivé au bureau: par le plus grand des hasards, une grosse goutte s’introduisit dans la bouteille qu’il avait l’habitude d’utiliser pour prendre son café avec lui et qui séchait, fraîchement nettoyée, sur son bureau.
Après avoir posé son manteau sur le radiateur, il prit la bouteille et observa à l’intérieur: sur cette petite sphère liquide et mouvante il réussit à voir son reflet, et ce fut comme se reconnaître, d’un coup.
Quel phénomène étrange.
Il referma la bouteille et la mit à l’abri dans un tiroir. Un peu plus tard, il regarda à nouveau et cette fois encore, il aperçut son reflet à travers le verre.
Il se vit, et lorsque l’on dit voir, ce verbe prend tout son sens. Il eut la perception de lui-même: c’était la première fois qu’il se regardait vraiment, tel qu’il était, et qu’il s’appréciait, enfin.
Il commença tout d’abord à ressentir de la fierté. Puis, de l’assurance. De ne rien faire, mais de penser librement à tout. À tout ce qu’il était, ce qu’il avait été, et à tout ce qui l’entourait.
Et il se mit aussi, dès lors, à changer.
Il commença à emmener la bouteille partout avec lui, et de temps à autre il y cherchait son reflet, puis se mettait à penser.
Il pensait à tant de choses, comme ce soir qui était peu à peu devenu nuit. Il s’arrêta et leva les yeux. Autour de lui, tout était noir, et l’atmosphère de la ville ne lui parvenait même plus. Seulement le clair de lune, et l’odeur de la campagne.
Il était à présent là où il voulait être, sans but, sans destination.
Enfin.
Depuis le temps qu’il y pensait, il en éprouvait du soulagement.
Il faisait chaque chose pour la dernière fois.
Penser ainsi rendait chaque seconde précieuse: c’était se sentir vivant. De cette manière, chaque chose était à nouveau source d’émotion. Et il avait encore devant lui la nuit entière.
Au fond du chemin de terre, une petite lumière. Avec entrain, il reprit sa marche. Il suivait cette lumière sans raison, car à vrai dire il ne savait pas où aller. Il savait seulement que c’était la dernière fois, et cela suffisait.
Le chemin se faisait de plus en plus étroit, puis s’enfonça dans un bois sombre.
Il n’avait aucune idée de l’endroit où ce chemin aboutirait et ne voulait pas le savoir. Les ronces se faisaient de plus en plus denses. Tout en écartant les feuillages, il continua d’avancer à tâtons: soudain, le point lumineux qu’il avait suivi réapparut.
Après avoir repoussé un dernier branchage, il déboucha d’un coup sur un quai usé par les années.
Asdrubale était couvert de feuilles et de rosée: de ses mains, il épousseta son manteau.
Un frisson le parcourut à partir de la poitrine.
Au toucher, il n’avait pas senti le relief habituel: la bouteille contenant la goutte d’eau. L’avait-il égarée?
Il essaya de se concentrer, de garder son calme, de respirer. Il passa à nouveau sa main, cette fois-ci en fermant les yeux, mais toujours rien. Rien!
Une douleur commença à se propager à partir de son estomac, contracté comme si un géant lui pressait les flancs, puis gagna son dos. Tout s’obscurcissait dans son esprit. Comment avait-il pu? Comment?
Il aurait dû en prendre davantage soin, ce soir où il avait décidé d’aller marcher pour la dernière fois! Précisément ce soir. Particulièrement ce soir.
Puis d’un coup, il écarquilla les yeux et se souvint.
Oui! Comme d’habitude, dans sa poche. Mais cette fois-ci, il l’avait mise dans la poche intérieure, en haut, plus sûre car protégée et fermée!
Il palpa à nouveau son manteau et la sentit enfin sous les os de ses doigts.
Il renversa sa tête en arrière tout en apaisant son ventre avec la main et demanda pardon à l’eau.
Il rouvrit les yeux: un banc usagé se trouvait là à seulement quelques mètres de lui. Il le rejoignit et s’y laissa tomber, reconnaissant.
Il sortit de sa poche la petite albeisa1 transparente, et la serra contre sa poitrine.
Cette eau, cette goutte d’eau entrée par hasard dans sa vie, lui avait non seulement permis de voir au plus profond de lui-même, mais avait également été la première, un jour, à s’être manifestée à lui. Un jour où tout était encore plus monotone et plus gris que d’habitude: un jour épais et sombre comme seule sait l’être la noirceur profonde de la pensée.
Il avait entendu, ce jour-là, trois mots.
Seulement trois mots, qui bouleversèrent sa vie.
«Es-tu triste?»
Il avait regardé autour de lui, abasourdi par une telle question. Il s’en souvenait comme si c’était aujourd’hui.
Puis il avait secoué la tête. Peut-être avait-il seulement rêvé, dans le silence de la pièce vide. C’est alors que la voix se fit entendre à nouveau:
«Dis-moi, es-tu triste?»
C’était une voix. Bel et bien une voix. Et elle provenait d’une direction précise.
Il regarda dans la petite bouteille et aperçut à nouveau son reflet.
«Es-tu triste?»
Il n’y avait aucune explication à cette voix. Il n’y avait aucune explication possible, sauf une.
Hésitant et tremblant, il susurra en retour: «Oui».
C’est ainsi que cela s’est passé.
C’est ainsi que, ce jour-là, l’eau commença vraiment à lui parler.
Oh, bien entendu, tout le monde sait que les fous sont convaincus de l’existence des voix, voix qu’ils sont les seuls à entendre. Mais lui ne l’était nullement.
Quoi qu’il en soit, cela n’avait pas la moindre importance. Quel mal y avait-il à cela?
Et puis, cette goutte se mit à lui raconter tant de choses, tant de belles choses.
Pour commencer, elle le félicita de l’avoir conservée avec tendresse. Preuve de sagesse, ajouta-t-elle avec assurance.
Il conservait un souvenir très précis de ses paroles: «Les humains sont contradictoires, pour ne pas dire parfois étranges, eh oui. Sans vouloir t’offenser, bien sûr: c’est un simple constat. Il leur arrive de croire en de simples pierres précieuses telles que les émeraudes, les saphirs, les rubis, sans se rendre compte que ces dernières ne sont dans le fond que carbone: fossilisé, jeune et inexpérimenté. Alors que moi je suis l’eau et j’existe depuis la nuit des temps. C’est moi qui suis à l’origine de la vie sur la planète, et sans moi, il n’y a rien qui ne puisse vivre longtemps: si je viens à manquer, chaque être meurt. Même l’arbre, qui ensuite devient carbone et même diamant au fil des siècles. Mais auparavant, il était vivant: j’étais donc déjà là.