Nicky Persico

La Danse Des Ombres


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      Sentant tous les regards posés sur lui, Asdrubale esquissa un sourire et inclina légèrement la tête en guise de salutation.

      Tous répondirent de la même façon, y compris le chien: ça alors, quel drôle d’effet. Il s’agissait vraiment de la dernière soirée la plus étrange de toute sa vie, pensa-t-il, cela ne faisait aucun doute.

      Après avoir plié son manteau, il se pencha pour le ranger sur le porte-bagages situé en hauteur et s’assit près de la fenêtre. À la dérobée, il observa tous les passagers, à commencer par la femme rondelette, juste en face de lui. À bien les regarder, ils étaient tout à fait ordinaires: l’un d’eux était un homme âgé, absorbé par un vieux journal. Il y avait aussi un jeune homme élégant, à l’air suffisant mais en même temps courtois. Un jeune garçon, tout juste adolescent, maigrichon. Une jeune femme, la trentaine, à la mine fatiguée et au regard triste, et enfin une vieille dame qui semblait absente, ailleurs, ou peut-être n’était-ce qu’une impression.

      Personne n’avait prêté attention à ce discret tour d’horizon, pensa-t-il, jusqu’à ce qu’il croise les yeux du chien. Ce dernier le fixait avec insistance, et avait bien sûr remarqué son examen minutieux: son regard semblait presque réprobateur.

      Oh, mince alors, il était seulement en train de se laisser impressionner. Toute cette émotion, à laquelle s’ajoutait sans doute la fatigue, la marche, le train inattendu, et tout le reste. C’était sûrement ça. Et il ne s’agissait que d’un chien. Un peu humain dans son regard, oui, mais il restait néanmoins un quadrupède privé de parole.

      Il regarda au dehors, et vit la lumière du quai s’éloigner peu à peu: le train s’était mis en marche à présent. Sur le quai, aucune trace du guichetier chef de gare: de lui, on avait seulement entendu, peu de temps avant, le triple coup de sifflet austère et précis. Eh bien, il devait sûrement s’en être retourné à son poste.

      Asdrubale s’installa tranquillement, tout en regardant autour de lui.

      Posé sur lui, cependant, il sentait encore le regard du chien. Il n’osa pas vérifier, et continua de se répéter que ce n’était qu’une impression.

      Et le voilà ici, à présent. S’étant volontairement dirigé vers l’inconnu, pour le dernier soir de la dernière fois qu’il faisait chaque chose: quelle émotion! La seule possible, désormais, mais plus que suffisante. Toujours mieux que le contraire, ou que le vide qui engourdissait son esprit. Durant ces journées alors rongées par la fatigue, ces soirées maussades, ces nuits vides et remplies de silence, ces matinées interminables, tourmentées par la tristesse à la lumière du matin qu’il supportait à contrecoeur avec sa sourde indifférence. Rien.

      Rien à quoi rêver, rien à désirer, rien à espérer et rien à imaginer.

      Rien était un mot difficile à comprendre. Comment décrire quelque chose qui non seulement n’existe pas mais qui surtout n’est pas?

      Un mot capable à lui seul de bloquer les pensées dans un cercle vicieux, à bien y réfléchir.

      Et pourtant il le ressentait, le «rien», à l’intérieur de lui-même.

      Comment puis-je ressentir, se disait-il, quelque chose qui n’est pas?

       Néanmoins, il existe bel et bien et absorbe tout ce qui l’entoure: la lumière, la couleur, la musique et la vie.

      Un gouffre sans fond et sans forme, qui engloutit tout, qui anéantit, qui détruit.

      Mais désormais ce n’était plus un problème, heureusement.

      Il poussa un soupir de soulagement: depuis qu’il savait qu’il faisait les choses pour la dernière fois, tout avait disparu depuis un moment. Tout ceci avait presque débuté comme un jeu.

      Mais très vite, ce jeu était devenu un moyen de fuir, il avait finalement guidé ses pas, jusqu’à ce qu’il arrive à cette soirée étrange, dans ce train bizarre.

      Il était donc occupé à contempler l’obscurité défiler derrière la vitre, quand il entendit une voix qui le fit légèrement tressaillir.

      «Billets, je vous prie.»

      Ça alors, pensa-t-il en levant les yeux. Le chef de gare, le guichetier, avec son uniforme froissé et son béret élimé, était à présent aussi contrôleur.

      Mais quel genre de société est-ce donc, pour assigner toutes les tâches à la même personne?! Il eut un élan de compassion et même d’indignation. Il admirait cet homme qui, somme toute, sous sourciller, s’acquittait au mieux de chacune de ses diverses tâches. Quelle époque, quelle régression, pensa-t-il, je fais bien de ne m’attacher désormais qu’aux choses: elles seules méritent de la considération.

      Tous sortirent poliment leur billet, en entendant ces mots, et le présentèrent à l’homme en uniforme qui, diligent, prenait soin d’en perforer la partie supérieure avec le poinçon prévu à cet effet.

       Asdrubale resta de marbre, toutefois, lorsqu’il remarqua que le chien lui aussi tenait un billet dans sa gueule!

      À vrai dire, il faillit presque s’étouffer en voyant cela. Il secoua la tête et essaya de ne pas trop y penser: comment était-ce possible? Peut-être était-ce seulement un chien bien dressé, oui, il en avait entendu parler. Mais malgré cela, il y avait certaines choses qu’il ne s’expliquait pas. Il décida qu’il valait mieux ne pas y prêter attention et observa la main de l’homme perforer son billet, avec détermination mais courtoisie.

      Au même moment, un parfum intense envahit ses narines. Une odeur de pain. Reconnaissable entre toutes. Et celle du saucisson fraîchement tranché.

      Le vieil homme à sa gauche, qui avait placé son journal sur ses jambes en guise de petite nappe, défit deux emballages de papier crépon marron et en sortit deux belles miches de pain. D’une barquette huileuse, apparurent, bien disposées, de nombreuses tranches de l’appétissant saucisson.

      Il se rendit compte – et en fut agréablement surpris – qu’il en avait déjà l’eau à la bouche. Il n’avait pas ressenti cela aussi intensément depuis longtemps. Car il s’alimentait désormais de manière paresseuse et simple. De temps à autre, il lui arrivait même d’oublier.

      Et pourtant, l’appétit est une chose importante, se reprit-il à penser. Toutes les choses plaisantes dans la vie sont celles après lesquelles on éprouve une grande faim, comme une promenade en forêt, le grand air de certains lieux ou une baignade dans la mer. Ou encore l’amour.

      Oui, l’amour. Il l’avait connu. Du moins, c’est ce qu’il pensait. Elle était tellement belle, mais non par son apparence physique. Elle était belle à ses yeux. Douce, gentille. Il l’avait vraiment aimée. Et elle était entrée dans son jeu, lui avait rendu ses regards, ses attentions de plus en plus nombreuses, jusqu’au jour où ils échangèrent un baiser. Magique, quoique sans prétention. Quel plaisir de se perdre dans cet océan de lèvres et d’émotions. Comme si, au même instant, il venait au monde.

      Oh, oui, que ce fut agréable.

      Mais ensuite, oh oui ensuite. Cet amour avait également mal fini, comme tout ce qui concerne les êtres humains.

       Balayé d’un revers de la main, blessé, malmené, bafoué: qu’était-il resté de ce sentiment pur? De cet élan, de cette magie capable de transporter à l’autre bout du monde en un instant, petit à petit il n’était plus rien resté. Ou peut-être n’avait-il jamais vraiment existé, avait-il cherché à se convaincre. Peut-être l’avait-il seulement rêvé, peut-être avait-il seulement été le fruit de son imagination. Et de cet amour n’était resté, également, plus rien. À nouveau ce rien qui s’était emparé de tout.

      Alors, cela suffisait. Avec l’amour, il en avait terminé. Pour toujours.

      Ses yeux vinrent s’attarder sur ce que le vieil homme avait sur les jambes, et celui-ci lui dit: «Cher