la descendante d'un blanc et d'une négresse arrivée à la huitième génération; chez elle le sang noir a si bien disparu qu'il n'en reste plus trace, même pour l'oeil exercé d'un créole; ni la paume de sa main, ni ses ongles ne disent plus rien de son origine.
C'était cette belle Corysandre qui, lorsque les salons s'étaient fermés à Paris, était venue avec sa mère passer la saison à Bade.
Et là on avait parlé d'elle comme on en avait parlé à Paris, car s'il est des gens qui passent partout inaperçus, il en est d'autres qui ne peuvent faire un pas sans provoquer le tapage et la curiosité.
Cependant, leur installation fort modeste dans un petit chalet des allées de Lichtenthal n'avait rien du faste insolent de quelques étrangers qui semblent n'être venus à Bade que pour y trouver le plaisir de dépenser leur argent avec ostentation: trois domestiques noirs, un homme et deux femmes; une calèche louée au mois; il n'y avait certes pas là de quoi forcer l'attention; avec cela un cercle de relations assez banal, une loge au théâtre, une heure de station à la musique, une promenade rapide dans les salons de la Conversation sans jamais risquer un florin à la table de la roulette, tous les matins la messe à l'église catholique, c'était tout.
Il était impossible de mener une vie plus simple et cependant...
Cependant toutes les fois que madame de Barizel et sa fille se montraient quelque part, il n'y avait plus d'yeux que pour elles ou tout au moins pour Corysandre, et instantanément c'était d'elles qu'on s'occupait.
—Pourquoi parle-t-on tant d'elle, même dans les journaux?
—Notre temps est celui de la réclame; tout finit par se placer avec des annonces bien faites et souvent répétées: la mère s'entoure de journalistes.
S'il n'était pas rigoureusement exact de dire que madame de Barizel recherchait les journalistes, au moins était-ce vrai en partie et particulièrement pour un correspondant de journaux français et américains nommé Leplaquet.
Ancien médecin dans la marine de l'État, ancien directeur d'un journal français à Bâton-Rouge, Leplaquet était bien réellement le commensal de madame de Barizel et en quelque sorte son homme d'affaires, au moins pour certaines affaires. On disait et il le racontait lui-même, qu'il l'avait connue en Amérique, où il avait été son ami et plus encore l'ami de M. de Barizel; à propos de cette liaison ancienne il était même plein d'histoires plus ou moins intéressantes qu'il contait volontiers, même sans qu'on les lui demandât, et dans lesquelles la grosse fortune et la haute situation de son ami le comte de Barizel, un type d'honneur et d'intrépidité, remplissaient toujours une place considérable; en Amérique, où lui Leplaquet, était un personnage, il n'avait connu que des personnages, et parmi les plus élevés, son bon ami Barizel.
Ces histoires, on les écoutait parce qu'elles étaient généralement bien dites et avec une verve méridionale qui s'imposait; mais on les eût peut-être mieux accueillies et avec plus de confiance si le conteur avait été plus sympathique. Malheureusement ce n'était pas le cas de Leplaquet, qui, avec sa face plate, son front bas, ses yeux fuyants, son air sombre, son attitude hésitante, inspirait plutôt la défiance que la sympathie, la répulsion que l'attraction.
D'autre part, le trop d'empressement qu'il mettait à les conter à tout propos et souvent hors de propos leur nuisait aussi: on s'étonnait que cet homme qui, ordinairement, disait du mal de tout le monde, cherchât si obstinément les occasions de dire du bien de la seule madame de Barizel.
De même on cherchait aussi pourquoi il déployait tant de zèle à racoler des convives pour les dîners de madame de Barizel.
Bien entendu, c'était dans son monde qu'il les prenait, ces convives, parmi les artistes, les musiciens, les peintres, les sculpteurs, surtout parmi les journalistes, ses confrères, français ou étrangers; il suffisait, qu'on tînt une plume, quelle qu'elle fût, pour être invité par lui chez madame de Barizel.
Bien que des invitations de ce genre fussent assez fréquentes à Bade, où plus d'une femme en vue employait ses amis à l'enrôlement d'une petite cour composée de gens qui avaient un nom, la persistance et l'activité que Leplaquet apportait à ces enrôlements étaient si grandes qu'elles ne pouvaient pas ne pas provoquer un certain étonnement. C'était à croire qu'il guettait ceux qu'il pouvait inviter, car dès qu'ils arrivaient et à leurs premiers pas dans Bade, il sautait sur eux et les enveloppait.
Le lendemain, l'invité de Leplaquet s'asseyait à la droite de la comtesse de Barizel, qui se montrait une femme supérieure dans l'art de chatouiller la vanité littéraire de son convive, dont la veille elle ne connaissait même pas le nom, lui répétant avec une grâce pleine de charme la leçon qu'elle avait apprise de Leplaquet; et le surlendemain, au sortir du lit, de bonne heure, encore sous l'influence des beaux yeux de Corysandre, les oreilles encore chaudes des compliments de la comtesse, il envoyait à son journal une correspondance consacrée à la gloire des Barizel.
III
Une maison hospitalière: comme l'était celle de madame de Barizel devait s'ouvrir facilement pour le prince Savine.
En relations avec Dayelle depuis longtemps, Savine n'eut qu'à attendre une visite de celui-ci à Bade pour se faire présenter à la comtesse, et bientôt on le vit partout aux côtés de la belle Corysandre.
Ce ne fut qu'un cri:
—Le prince Savine va épouser mademoiselle de Barizel.
C'était ce que Savine voulait. On parlait de lui, on s'occupait de lui, lorsqu'il paraissait quelque part, il avait la satisfaction enivrante pour sa vanité de voir qu'il faisait sensation; il était revenu à ses beaux jours, Otchakoff serait éclipsé.
Pensez-donc, un mariage entre le riche Savine et la belle Corysandre, quel inépuisable sujet de conversation!
Il levait les yeux dans un mouvement d'extase, mais il ne répondait pas.
Cette femme adorable serait-elle la sienne? Serait-il ce mari bienheureux?
Cela ne faisait pas de doute pour aucun de ceux qui avaient assisté à ces explosions d'enthousiasme, et cependant personne ne pouvait dire que Savine s'était nettement et formellement prononcé à ce sujet.
Il voulut davantage, mais, sans s'engager, sans qu'un jour madame de Barizel ou même tout simplement le premier venu pussent s'appuyer sur un fait positif et précis pour soutenir qu'il avait voulu être le mari de Corysandre, car il avait une peur effroyable des responsabilités, quelles qu'elles fussent.
Si ordinairement et en tout ce qui ne lui était pas personnel, il n'avait que peu d'imagination, il se montrait au contraire fort ingénieux et très fertile en ressources, en inventions, en combinaisons pour tout ce qui s'appliquait immédiatement à ses intérêts ou devait les servir.
Ce qu'il trouva ce fut une fête de nuit en pleine forêt, avec bal et souper, organisée en l'honneur de Corysandre. En choisissant un endroit pittoresque qui ne fût pas trop éloigné de Bade, de façon qu'on pût y arriver facilement, il était sûr à l'avance de voir ses invitations recherchées avec empressement. Sans doute la dépense qu'entraînerait cette fête serait grosse, et c'était là pour lui une considération à peser; mais, tout compte fait, elle ne lui coûterait pas plus qu'une séance malheureuse, comme celles qu'il avait eues en ces derniers temps à la table de trente-et-quarante, et l'effet produit ne pouvait pas manquer d'être considérable et retentissant. D'ailleurs il n'était pas dans son intention de prodiguer ses invitations: plus elles seraient rares, plus elles seraient précieuses, et les malheureux qu'il ferait parleraient de lui autant que les heureux,—ce qu'il voulait.
Après avoir soigneusement étudié les environs de Bade, l'emplacement qu'il adopta fut un petit plateau boisé situé entre le vieux château et l'entassement de roches sillonnées de crevasses qu'on appelle les