tout à fait à souhait pour qu'on y pût danser et pour qu'on y dressât les tentes sous lesquelles on servirait les tables du souper.
En moins de huit jours, tout fut organisé et Savine eut la satisfaction de se voir poursuivi et assiégé de demandes d'invitations.
Quel chagrin, quel désespoir pour lui de refuser; mais le nombre des invités avait été fixé à cent par suite de l'impossibilité de dresser sur ce terrain tourmenté des tentes assez grandes pour recevoir autant de convives qu'il aurait désiré. Ce désespoir avait été tel qu'il s'était décidé à porter le nombre de cent, à cent cinquante; puis, devant les instances dont il avait été accablé, et pour ne peiner personne, de cent cinquante à deux cents.
Mais s'il se donna le plaisir pour lui très doux de refuser de hauts personnages qui ne pouvaient pas le servir, par contre il n'eut garde de ne pas s'assurer la présence des journalistes qui se trouvaient en ce moment à Bade.
En réalité c'était pour eux que la fête était donnée.
Aussi ce fut entre eux et Corysandre que pendant cette fête il se partagea, n'ayant d'attentions et de gracieusetés que pour elle et pour eux; pour tous ses autres invités, affectant une morgue hautaine.
Mais tandis qu'avec Corysandre il affichait l'empressement, l'entourant, l'enveloppant, ne la quittant presque pas, de façon à bien marquer l'admiration et l'enthousiasme qu'elle lui inspirait, avec les journalistes, au contraire, il se tenait sur la réserve et c'était seulement quand il croyait n'être pas vu ou entendu qu'il leur témoignait sa bienveillance, prenant toutes les précautions pour qu'on ne pût pas supposer qu'il était en relations suivies avec ces gens-là.
—Comment trouvez-vous cette petite fête?
—Admirable.
—Vous en direz quelques mots?
—C'est-à-dire que je lui consacrerai mon prochain article tout entier.
—Avec discrétion, n'est-ce pas? C'est un service, que je vous demande; si vous pouvez ne pas parler de moi n'en parlez pas; j'ai l'horreur de tout ce qui ressemble à la réclame.
—Si cela vous contrarie trop, je peux ne rien dire de cette fête.
—Oh! non, je ne veux pas, vous demander ce sacrifice: je comprends qu'un sujet d'article est chose précieuse, et je ne veux pas vous priver de celui-là; seulement je vous prie d'observer une certaine réserve en tout ce qui me touche personnellement, ou mieux, vous voyez que j'agis avec vous en toute franchise, je vous prie si vous n'envoyez pas votre article tout de suite, de me le lire. Voulez-vous?
—Volontiers.
—Comme cela je serai responsable de ce que vous aurez dit et je ne pourrai avoir pour votre obligeance et votre sympathie que des sentiments de reconnaissance. A demain, n'est-ce pas?
Le lendemain, aux heures qu'il avait eu soin d'échelonner pour que ceux qui devaient trompéter son nom ne se trouvassent point nez à nez, il entendit la lecture des différents articles qui allaient chanter sa gloire aux quatre coins du monde; et alors ce furent de sa part des éloges sans fin.
—Charmant, adorable! quel talent; mon Dieu! C'est une perle, cet article, je n'ai jamais rien lu d'aussi joli, et quelle délicatesse de touche, quelle grâce! Je ne risquerai qu'une observation. Vous permettez, n'est-ce pas?
—Comment donc.
—C'est une prière que je veux dire: la réserve que je vous avais demandée, vous ne l'avez peut-être pas observée aussi complète que j'aurais voulu, mais passons; ce que je désire, ce n'est pas une suppression, c'est une addition: je serais bien aise que vous glissiez un mot sur mon titre et sur le rang que j'occupe dans la noblesse russe; il y a tant de princes russes d'une noblesse douteuse,—ce n'est pas positivement pour Otchakoff que je dis cela,—je ne voudrais pas que le public français, mal instruit de ces choses, me confondît avec ces gens-là; voulez-vous?
—Avec plaisir.
—Alors je vais vous donner des renseignements... authentiques.
Avec le second les éloges reprirent:
—Charmant, adorable! quel talent, mon Dieu!
Il ne présenta aussi qu'une observation, «non pour demander une suppression, mais pour indiquer une addition qui lui serait agréable».
—Ce serait de glisser un mot sur ma fortune, il y a tant de fortunes russes peu solides que je ne voudrais pas qu'on confondît la mienne avec celles-là, et qu'on crût que parce que je donne des fêtes je me livre à des prodigalités et à des folies; si vous le désirez je vais vous donner des renseignements... authentiques. Pour ma noblesse, il est inutile d'en rien dire, elle est, grâce à Dieu, bien connue.
Avec le troisième, il commença aussi par des éloges et ce ne fut qu'après avoir épuisé toute sa collection d'adjectifs qu'il demanda une petite addition, non pour parler de sa noblesse ou de sa fortune: elles étaient, grâce à Dieu, bien connues; mais pour qu'on rappelât son duel avec le comte de San-Estevan et pour qu'on glissât un mot discret sur la fermeté et le courage qu'il avait montrés en cette circonstance.
Avec le quatrième, l'addition ne dut porter ni sur la noblesse, ni sur la fortune, ni sur son courage, toutes choses qui, grâce à Dieu, étaient de notoriété publique, mais sur sa générosité; parce qu'il donnait des fêtes qui lui coûtaient fort cher, il ne voulait pas qu'on crût qu'il ne pensait pas aux malheureux.
Otchakoff était battu.
IV
On ne pouvait pas parler ainsi du mariage de Savine avec la belle Corysandre sans que ce bruit arrivât aux oreilles de la personne qui justement avait le plus grand intérêt à l'apprendre: Raphaëlle, la maîtresse du prince, retenue à Paris par le rôle qu'elle jouait dans une pièce en vogue, et aussi parce que son amant n'avait pas voulu l'emmener avec lui.
Mais elle connaissait trop bien son prince pour admettre que ce mariage fût possible: Savine ne se marierait que quand il serait impotent, et ce serait pour avoir une garde-malade sûre, dont il provoquerait la sollicitude, l'intérêt et les soins par toutes sortes de belles promesses, que naturellement il ne tiendrait pas. Quant à penser qu'il était pris par l'amour et la passion, cette idée était pour elle si drôle et si invraisemblable qu'elle ne s'y arrêtait même pas: Savine amoureux, Savine passionné; cela la faisait rire aux éclats.
Ce fut même par un de ces éclats de rire qu'elle accueillit la première fois cette nouvelle, quand une de ses bonnes amies vint la lui annoncer hypocritement avec des larmes dans la voix, mais aussi avec la juste satisfaction dans le coeur qu'éprouve une pauvre femme qui n'a pas eu en ce monde la chance à laquelle elle avait droit, à voir enfin abaissée une de celles qui lui ont volé sa part de bonheur.
Cependant, à la longue et peu à peu, à force d'entendre et de lire le même mot sans cesse répété, «le mariage du prince Savine avec mademoiselle de Barizel», elle finit par s'inquiéter. Un bruit aussi persistant ne pouvait pas se propager ainsi sans reposer sur quelque chose de sérieux.
La prudence exigeait qu'elle vît clair en cette affaire.
Ce n'était point un rôle facile à remplir que celui de maîtresse de Son Excellence le prince Vladimir Savine; elle le savait mieux que personne, et depuis longtemps elle l'eût abandonné sans certains avantages auxquels elle tenait assez fortement pour tout supporter. Et il y avait des femmes qui l'enviaient! Si elles savaient de quel prix, de quels dégoûts, de de quelles fatigues, de quels efforts elle payait son luxe, ses diamants, ses équipages, ses toilettes, son hôtel des Champs-Élysées! Mais on ne voyait que la surface brillante de ce qui s'étalait insolemment en public; elle seule connaissait le fond des choses, le bourbier dans lequel elle se débattait, comme elle seule