Hector Malot

Corysandre


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de Barizel, ses relations, sa détresse d'argent, la beauté de sa fille font qu'un mariage avec le prince Savine paraît avoir bien des chances pour lui?

      «Le prince veut-il ce mariage?

      «Toute la question est là, et je t'ai dit que je ne pouvais pas la résoudre; mais ne le voulût-il pas, il me semble qu'on peut croire qu'il sera amené un jour ou l'autre a se laisser faire de force ou de bonne volonté: il doit être bien difficile de résister à des femmes dangereuses comme celles-là, la mère pour son habileté, la fille pour sa beauté.

      «La seule chose certaine, c'est qu'il ne les quitte pas, ce qui est un indice grave.

      «Pour le soustraire à cette influence qui menace de l'envelopper, il faudrait qu'on lui fît connaître ces deux femmes. Mais comment? je n'ai pas des faits précis à lui mettre sous les yeux de façon à les lui crever. Depuis qu'elles sont en France, elles s'observent d'autant mieux qu'elles n'y sont venues que pour faire, l'une et l'autre, un grand mariage. Ce serait en Amérique qu'il faudrait faire une enquête, à Bâton-Rouge, à la Nouvelle-Orléans, là où s'est écoulée la jeunesse de madame de Barizel; c'est là que sont les cadavres, et si j'en crois le peu que j'ai pu recueillir, ils ne seraient pas difficiles à déterrer.

      «Tandis qu'ici c'est le diable: il faut chercher, combiner, se donner un mal de galérien et pour pas grand'chose.

      «Et pendant ce temps-là notre prince se trouve serré de plus en plus.

      «Dis-moi ce que je dois faire; surtout envoie-moi les moyens de faire quelque chose, car je suis au bout de mes ressources. C'est étonnant comme l'argent file.

      Je t'embrasse avec les sentiments d'un père affectueux et dévoué.

      «Houssu.»

      A cette longue lettre, Raphaëlle répondit par une dépêche télégraphique qui ne contenait que deux mots:

      «Reviens immédiatement.»

      M. Houssu arriva à Paris le vendredi soir, et le samedi matin il s'embarquait au Havre sur le transatlantique en partance pour New-York. Raphaëlle avait jugé la situation assez menaçante pour aller en Amérique déterrer les cadavres qui devaient lui rendre son prince.

       Table des matières

      Le jour même où la ville de Bade avait le malheur de perdre M. Houssu, rappelé par sa fille, elle recevait un hôte dont le Badeblatt annonçait l'arrivée en ces termes:

      «Le train d'hier soir nous a amené une des personnalités les plus en vue du grand monde parisien: M. le duc de Naurouse, qui revient d'un long voyage autour du monde. A peine débarqué à Trieste, M. le duc de Naurouse s'est mis en route pour Bade, où il compte, nous dit-on, faire un séjour d'un mois ou deux et se reposer des fatigues de ses voyages. Tout donne à espérer que M. le duc de Naurouse montera un des chevaux engagés dans notre grand steeple-chase qui s'annonce comme devant jeter cette année un éclat plus vif encore que les années précédentes, aussi bien par le nombre et le mérite des concurrents, que par la réputation des gentlemen qui doivent les monter.»

      Si la nouvelle n'était pas entièrement vraie, et particulièrement pour le grand steeple-chase d'Iffetzheim dont on était loin encore, et auquel le duc de Naurouse ne pensait pas, au moins l'était-elle dans ses autres parties: il était vrai que le duc de Naurouse était de retour de son voyage autour du monde et il était vrai aussi qu'à peine débarqué à Trieste il était monté en wagon pour venir directement à Bade, au lieu de rentrer en France.

      Avant de rentrer à Paris, il était bien aise de savoir ce qui s'était passé en son absence, un peu mieux et d'une façon plus détaillée et plus précise que les quelques lettres qu'il avait reçues n'avaient pu le lui apprendre.

      Qu'avait fait la duchesse d'Arvernes après son départ?

      A cette question, qu'il s'était si souvent posée et avec tant d'émotion pendant les longues heures mélancoliques de la traversée, en restant appuyé sur le plat-bord à voir la mer immense fuir derrière lui ou à suivre le vol capricieux des nuages dans les horizons sans bornes, il n''avait jamais eu d'autres réponses que celles qu'il se donnait lui-même en arrangeant les combinaisons de son imagination surexcitée, c'est-à-dire rien que le rêve.

      Cependant son ami Harly, avant qu'il quittât Paris, lui avait promis de le tenir exactement au courant de ce qui se passerait.

      Mais en quittant Paris le duc de Naurouse croyait aller à New-York, et c'était à New-York que Harly devait lui écrire, tandis que c'était à Rio-Janeiro qu'il avait été. Aussitôt débarqué à Rio-Janeiro, il avait employé tous les moyens pour que ses lettres le rejoignissent: mais la hâte qu'il avait mise à expédier des dépêches de tous les côtés avait embrouillé les choses: les lettres n'étaient point arrivées en temps là où il devait les trouver; il les avait fait suivre; elles s'étaient égarées; si bien qu'il n'avait pas reçu la moitié de celles qui lui avaient été écrites. Celles qui étaient adressées à New-York avaient été le chercher à Rio-Janeiro; celles qui avaient été à Rio-Janeiro ne l'avaient pas rejoint à San-Francisco; celles de Yokohama n'étaient pas arrivées; celles de Calcutta, qu'il avait fait venir à Singapore, étaient en retard lorsque le vapeur qui le portait avait passé le détroit; et ainsi de suite jusqu'à Alexandrie.

      De tout cela il était résulté une conversation à bâtons rompus et tellement embrouillée qu'elle était à peu près inintelligible.

      Comment madame d'Arvernes avait-elle supporté leur séparation? L'aimait-elle toujours? Avait-elle un nouvel amant? S'était-elle consolée?

      Pour lui il était bien guéri, radicalement guéri et, le voyage avait achevé le désenchantement qui avait commencé avant son départ.

      Mais après tout il l'avait aimée, et si elle n'avait point été pour lui la maîtresse qu'il avait rêvée, c'était près d'elle cependant, par elle qu'il avait eu quelques journées de bonheur.

      Et comment l'en avait-il payée?

      Avec la violence passionnée qu'elle mettait dans tout, avait-elle pu envisager froidement les choses? N'en était-elle pas encore au moment où, sur la jetée du Havre, quand elle l'avait vu emporté par le Rosario elle avait tendu vers lui ses mains désespérées dans un mouvement où il y avait autant de colère que de douleur?

      Voilà pourquoi, avant de rentrer en France, il avait voulu passer par Bade, où il avait chance de rencontrer quelqu'un de son monde et de le faire parler sans l'interroger trop directement: s'il n'obtenait point des réponses prédises, il demanderait à Harly de lui écrire exactement quelle était la situation vraie et alors il saurait ce qu'il devait faire: rentrer à Paris où rien ne l'appelait d'ailleurs un jour plutôt qu'un autre, ou bien aller passer quelques mois dans son château de Varages ou dans celui de Naurouse.

      A peine installé à l'hôtel, dans un appartement assez modeste, son premier soin fut de demander les derniers numéro, du Badeblatt et de chercher sur la liste des étrangers quels étaient ceux de ses amis qui étaient arrivés à Bade en ces derniers temps.

      Le nom de Savine lui sauta tout d'abord aux yeux, mais il ne s'y arrêta point, aimant mieux s'adresser à un ami avec lequel il n'aurait point à se tenir sur ses gardes et à peser ses paroles comme s'il était devant un juge d'instruction.

      Cependant, comme il ne trouva point cet ami, il fallut bien qu'il revînt à Savine, sous peine d'attendre que le hasard amenât à Bade quelqu'un qu'il pourrait interroger librement.

      Ne voulant point attendre, il se rendit au Graben, se promettant de veiller sur son impatience. Mais Savine n'était point chez lui; il était à la Conversation occupé à essayer de faire triompher la morale publique à la table de trente-et-quarante en opérant d'après les combinaisons