Hector Malot

Corysandre


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nous la faisant à la paternité. En voilà-t-il pas, en vérité, un fameux père qui abandonne sa fille pendant vingt ans, c'est-à-dire quand elle avait besoin de lui, et qui ne s'occupe d'elle que quand elle commence à sortir de la misère, c'est-à-dire quand il voit qu'il peut avoir besoin d'elle et qu'elle est en état de l'obliger.

      M. Houssu s'arrêta de manger, et, repoussant son assiette, il se croisa les bras avec dignité.

      —Si c'est pour le jambon de Reims que tu dis ça, s'écria-t-il, c'est bas; nous aurions mangé notre omelette, ta mère et moi, tranquillement, amicalement, comme mari et femme; nous n'avions pas besoin de tes cadeaux, tu peux les remporter. Si je mangeais maintenant une seule bouchée de ton jambon, elle m'étoufferait.

      Du bout de sa fourchette, il piqua les morceaux de jambon; puis, après les avoir poussés sur le bord de son assiette, il se mit à manger les oeufs stoïquement, sous les yeux de sa femme, qui n'osait pas soutenir sa fille comme elle en avait envie, de peur de fâcher ce bel homme, qu'elle s'imaginait avoir reconquis depuis qu'il l'avait épousée.

      Pendant quelques minutes le silence ne fut troublé que par le bruit des couteaux et des fourchettes, car cette altercation qui venait de s'élever entre le père et la fille ne les empêchait ni l'un ni l'autre de manger.

      La première, Raphaëlle, reprit la parole:

      —Allons, père Houssu, dit-elle d'un ton conciliant, tout ça c'est des bêtises; ne laisse pas ton jambon refroidir, il ne vaudrait plus rien; mange-le en m'écoutant et tu vas voir que je n'ai jamais eu l'intention de te rien reprocher.

      —Si c'est ainsi...

      —Puisque je te le dis.

      Ramenant vivement les tranches de jambon dans son assiette, il en plia une en deux et la porta à sa bouche.

      —Je reprends maintenant mon affaire, continua Raphaëlle. En voyant que l'on persistait à parler du mariage de Savine avec cette Américaine, j'ai pensé que tu pourrais aller à Bade et que tu verrais ce qu'il y avait de vrai là-dedans. Personne ne peut faire cela mieux que toi. Est-ce que ça ne rentre pas dans ton métier? Que la scène se passe à Bade ou à Paris, c'est la même chose; seulement, tu auras peut-être plus de mal là-bas, en pays étranger, que tu n'en aurais à Paris, où tu es chez toi.

      —Ça c'est sûr.

      —Aussi les prix de Bade ne peuvent-ils pas être ceux de Paris. Cela ne serait pas juste.

      Elle fit une pause et le regarda, mais sans affectation. Il parut ne pas remarquer ce regard, qui était plutôt une affirmation qu'une interrogation, et il continua de manger.

      —Ce que tu auras à faire, poursuivit Raphaëlle, je n'ai pas à te l'indiquer, c'est ton métier et il me semble qu'il est plus facile d'observer un homme comme Savine, qui vit au grand jour, en représentation, comme si le monde était un théâtre sur lequel il doit se faire applaudir, que de suivre à la piste une femme qui se cache de son mari ou une maîtresse qui se défie de ses amants.

      —On a des moyens à soi, dit M. Houssu sentencieusement.

      —Enfin c'est ton affaire; moi, ce qui me touche, c'est de savoir si véritablement Savine est amoureux de mademoiselle de Barizel, ce qui, je te le dis à l'avance, m'étonnerait joliment, étant donné le personnage, ou bien s'il ne s'occupe pas seulement de cette jeune fille, qu'on dit magnifique, précisément parce qu'elle est magnifique et parce que d'autres s'occupent d'elle. Et puis, ce qui me touche aussi, mais pour le cas seulement où le prince te paraîtrait pris, c'est de savoir ce que sont ces deux femmes; la fille et la mère; si ce sont vraiment des honnêtes femmes ou bien si ce ne sont pas tout simplement des aventurières qui visent la grosse fortune de Savine. Sur ces deux points: Savine amoureux et madame de Barizel honnête ou aventurière, il me faut des renseignements certains; n'épargne donc rien, je suis décidée à payer le prix.

      De nouveau elle le regarda en appuyant sur ses dernières paroles de façon à les bien enfoncer.

      Pendant quelques minutes M. Houssu resta silencieux, n'ouvrant la bouche que pour manger, ce qu'il faisait consciencieusement avec un bruit de mâchoires régulier comme le tic tac d'un moulin.

      —Si tu m'avais parlé ainsi tout d'abord j'aurais compris; tandis que j'ai été suffoqué, indigné, tu sais, moi, quand il s'agit de l'honneur; le sang ne me fait qu'un tour et je m'emporte; quand on a été soldat, vois-tu, on l'est toujours; et la proposition que tu me faisais ou plutôt que je m'imaginais que tu me faisais n'était pas de celles qu'écoute froidement un soldat, un légionnaire.

      Il se frappa la poitrine, qui résonna comme un coffre.

      —Du moment qu'il s'agit seulement de savoir, continua M. Houssu, si le prince Savine ne poursuit pas un mariage, je suis ton homme, car tu as des droits à faire valoir.

      —Un peu.

      —Et quel autre qu'un père peut mieux les défendre? Puisque l'occasion se présente, je ne suis pas fâché de m'expliquer une bonne fois pour toutes sur ta liaison avec le prince Savine. Si j'ai toléré cette liaison, c'est d'abord parce qu'il faut laisser une certaine liberté à une artiste, et puis c'est parce que j'ai toujours cru à la parfaite innocence de cette liaison, ce qui est bien naturel entre une femme comme toi et un homme comme lui.

      —Tout ce qu'il y a de plus naturel.

      —Eh bien! ton père te tend la main.

      Et, de fait, il la lui tendit, grande ouverte, avec un geste de théâtre.

      —Il fera son devoir, compte sur lui; il saura empêcher ce mariage avec cette Américaine; il saura aider le tien; il saura même... s'il le faut... l'exiger.

      —Contente-toi d'empêcher celui de mademoiselle de Barizel, s'il est vrai qu'il doive se faire.

      —Là-dessus je ne prendrai conseil que de ma conscience de père.

      —Quand peux-tu partir?

      —Tout de suite, si tu veux.

      Mais il se reprit:

      —Demain, après-demain, dans quelques jours.

      —Pourquoi pas ce soir?

      —Tu n'aurais pas dû me faire cette question, mais avec toi il ne faut pas de fausse honte et j'aime mieux te dire qu'avant de partir, il me faut réunir les fonds nécessaires, non seulement à mon voyage, mais encore à l'achat de certaines indiscrétions qu'il me faudra peut-être payer cher.

      —Ce n'est pas ainsi que les choses doivent se passer: le voyage et les indiscrétions, c'est moi qui les paye.

      —Oh! non, pas de ça; pas d'argent entre nous.

      Mais sans lui répondre, elle alla à sa robe et, ayant fouillé dans la poche, elle en tira un petit paquet de billets de banque qu'elle remit à. M. Houssu.

      Celui-ci fit mine de le refuser, mais à la fin il l'accepta.

      —Alors, dit-il, je puis partir ce soir, et dès demain, me mettre en chasse.

      —Tu sais, dit Raphaëlle, pas de roulette, hein!

      —Jouer l'argent de mon enfant!

      —Ne te fâche pas, et finis de déjeuner, que nous fassions un bésigue.

       Table des matières

      M. Houssu avait promis à sa fille de lui écrire dès le lendemain; cependant huit jours s'écoulèrent sans nouvelles.

      —Il a joué, pensa-t-elle, et il n'a pas d'argent pour acheter les indiscrétions de l'entourage de madame de Barizel.

      Elle connaissait son père et savait quel cas on devait faire de ses nobles paroles sur l'honneur