sera, j'ose l'espérer, plus raisonnable et plus heureux que son père.
Je suis las de courir le monde: j'ai vu l'Angleterre, la Suisse, l'Italie, la Hollande, l'Espagne et le Portugal, et j'ai rencontré partout les mêmes vices et les mêmes travers. Au ciel brumeux de la vieille Angleterre, à ses vaisseaux, ses docks et son tunnel, aux glaciers de la Suisse, à l'hospitalité si vantée, et aux vertus champêtres des paysans helvétiques, aux lazzarone de Naples, aux palais de marbre de Florence, aux gondoles et aux barcarolles vénitiennes, aux brigands de la campagne de Rome et aux merveilles de la cité éternelle, aux canaux et aux tulipes de la Hollande, aux révolutions de l'Espagne et aux oranges du Portugal, je préfère maintenant le ciel bleu et les oliviers de notre belle Provence.
Je donne dans quelques jours un grand dîner d'adieux à toutes les personnes dont j'ai fait la connaissance depuis que j'habite Paris; si vous voulez y assister, vous me ferez plaisir; et si vous êtes observateurs, vous pourrez y étudier des physionomies assez curieuses.
Salvador et Roman acceptèrent avec empressement l'invitation du marquis.
La soirée était déjà avancée lorsqu'ils quittèrent le cabinet dans lequel ils avaient dîné. Le marquis, ayant manifesté l'intention de rentrer de suite chez lui, ses nouveaux amis l'accompagnèrent jusque dans l'appartement qu'il occupait seul dans une assez jolie maison de la rue Joubert, et ne le quittèrent que lorsqu'il se fut mis au lit, et après avoir pris rendez-vous pour le lendemain.
—Ceci peut nous être utile, dit Salvador à Roman lorsqu'ils furent dans la rue, en lui présentant un morceau de cire jaune.
—Ah! tu as pris l'empreinte, c'est fort bien; mais nous n'aurons pas besoin, je crois, de nous en servir, j'ai une idée que je te ferai connaître tout à l'heure.
Roman et Salvador venaient d'arriver dans la chambre garnie du modeste hôtel que le mauvais état de leur bourse les avait forcé de choisir. Salvador avait pris un siége pour se reposer quelques instants en fumant un cigare; Roman qui était resté debout, se découvrit, et fit plusieurs profondes et respectueuses révérences à son compagnon, qui le regardait avec étonnement.
—J'ai bien l'honneur, lui dit-il, de présenter mes civilités à monsieur le marquis de Pourrières, et je le prie de vouloir bien agréer mes très-sincères compliments de condoléance.
Un éclair brilla dans les yeux de Salvador; il avait compris son maître.
—A quand l'exécution de ton plan? lui dit-il.
—Il faut que je le mûrisse et que je fasse naître une occasion favorable; mais ce sera facile.
Salvador se jeta au cou de son digne camarade, qu'il tint longtemps embrassé.—C'est charmant, ajouta-t-il, c'est charmant, mon ami Roman; vous êtes un grand homme.
X.—Quelques portraits.
Si des députés patriotes veulent chercher à table les moyens de rendre à la France son influence en Europe, si des hommes de lettres veulent se brûler de l'encens sous le nez entre la poire et le fromage, si des barbistes[214] désirent, lorsque commence une nouvelle année, causer en trinquant des beaux jours de leur jeunesse, si des philanthropes veulent aviser aux moyens de soulager les misères du peuple, c'est chez le restaurateur Lemardelay qu'ils se réuniront; ce digne successeur des Baleine et des Lejay possède en effet le monopole des banquets qui doivent réunir autour de la même table un grand nombre de convives.
Le festin offert par le marquis Alexis de Pourrières à tous ceux qu'il connaissait à Paris, et auquel devaient assister Salvador et Roman, avait été commandé, plusieurs jours à l'avance, à cet aimable artiste culinaire, et ne devait, dit-on, rien laisser à désirer.
Au jour et à l'heure indiqués, le couvert était mis dans un salon élégamment décoré et éclairé par une quantité raisonnable de bougies parfumées. Brillat-Savarin, Grimod, de la Reynière, Berchoux, d'Aigrefeuille, tous les doctes en gastronomie, prétendent, et nous sommes de cet avis, qu'un excellent repas ne doit être savouré qu'aux lumières.
La table était couverte de linge damassé d'une blancheur éblouissante; de magnifiques cristaux, d'admirables porcelaines réfléchissaient mille jets lumineux; des surtouts de bronze doré, véritables chefs-d'œuvre artistiques sortis des ateliers de Denière, étaient chargés de fleurs exotiques les plus rares; les vins rafraîchissaient dans des seaux en maillechort remplis de glace; le chef et ses aides, le sommelier et les garçons de service étaient à leur poste, les convives pouvaient arriver, tout était disposé pour les recevoir.
De Pourrières, qui ne voulait pas laisser à Lemardelay le soin de recevoir ses convives, arriva le premier; Salvador et Roman le suivaient de près; il s'empressa d'aller au-devant de ses nouveaux amis, dont il serra les mains dans les siennes.
De Pourrières n'avait voulu d'abord réunir autour de lui qu'un petit nombre d'amis; mais chacun d'eux, lorsque l'on avait su qu'il ne donnait ce festin que pour adresser des adieux solennels au monde dans lequel il avait vécu jusqu'alors, avait voulu amener un ami; puis on s'était dit ensuite qu'il n'y a point de fête complète si elle n'est embellie par la présence de quelques jolies femmes; de sorte que le nombre des convives s'était insensiblement augmenté, et que la table qui, primitivement, devait être dressée dans un salon de médiocre grandeur, se carrait majestueusement dans le plus vaste et le plus orné des salons de Lemardelay.
Salvador et Roman admiraient le luxe et la parfaite ordonnance du couvert, et adressaient à l'Amphytrion des félicitations qui paraissaient le flatter, lorsque les convives les plus pressés arrivèrent; il y en avait de jeunes et de vieux; beaucoup portaient à leur boutonnière le signe révéré de l'honneur. Salvador remarqua parmi eux un beau jeune homme, doué d'une taille beaucoup au-dessus de la moyenne, et d'une physionomie gracieuse, sur laquelle cependant on pouvait remarquer l'expression d'une fierté dédaigneuse. Quel est, dit-il au marquis, ce jeune homme qui ne vous a adressé qu'un très-léger salut, et auquel tous ceux qui sont ici paraissent adresser des hommages?
—Ce monsieur, répondit de Pourrières avec un léger sourire, est une des plus curieuses physionomies de la société parisienne; on ne lui connaît ni rentes, ni propriétés de ville ou de campagne, ni places, ni pensions; il n'est ni artiste, ni commerçant, ni homme de lettres; cependant il donne le ton aux lions les plus distingués de la capitale, il a sa place dans la loge infernale, il renouvelle souvent ses équipages et ses attelages, il joue et perd, sans froncer le sourcil, des sommes considérables; il habite un des hôtels les plus confortables du nouveau quartier de l'Europe; et lorsqu'il sort de chez lui il demande à son valet de chambre, qui lui répond toujours oui, s'il a mis de l'or dans ses poches. Aussi, monsieur le vicomte Achille de Lussan voit-il s'ouvrir devant lui les portes des plus nobles demeures; il est de tous les clubs de la bonne compagnie, de toutes les sociétés philanthropiques; les plus jeunes et les plus jolies duchesses en raffolent; et, si elles l'osaient, elles se disputeraient son cœur à la danseuse qu'il entretient, une très-jolie créature qui nous fera peut-être l'honneur d'assister à ce banquet.
—Ce monsieur de Lussan, dit Roman, me paraît un solide gaillard.
—Vous ne vous trompez pas, répondit de Pourrières; il se sert des armes qu'il a reçues de la nature avec autant d'adresse que de l'épée que lui ont léguée ses nobles aïeux; il a déjà tué quelques curieux qui avaient cherché à connaître les sources de sa fortune. Aussi a-t-on pour lui maintenant infiniment de respect.
Pendant le temps qu'avait duré la courte conversation que nous venons de rapporter, plusieurs nouveaux convives étaient arrivés, et après avoir salué l'Amphytrion, s'étaient mêlés aux divers groupes qui attendaient en causant l'heure à laquelle on devait se mettre à table.
De Pourrières continuait la conversation commencée avec Salvador et Roman.
—Si tous ces gens-là, disait-il,