en route, c'est que sans doute des besoins d'argent le forcent à rester.
Eclairée par ce trait de lumière, elle retourne près de son cher conseil, elle lui demande si, par hasard, ce ne seraient pas quelques besoins d'argent qui l'empêchent de partir. A ce mot d'argent, la physionomie de l'avocat s'illumine.
—Oui, dit-il, c'est cela. J'ai des signatures dehors, et je ne puis m'absenter avant d'y avoir fait honneur.
—Combien vous faut-il? Lâchez le mot franchement.
—Franchement, soixante-quinze mille francs; mais à titre de prêt.
—Vous les aurez.
Le lendemain, la dame apporta les soixante-quinze bien heureux mille francs. L'avocat fait deux billets, l'un de quarante-deux mille francs, et l'autre de trente-trois mille francs. Il faut lui rendre cette justice, il faisait parfaitement les billets.
Ainsi payé, nettoyé, allégé, vous allez croire que notre avocat va se mettre en quatre pour satisfaire sa cliente?...
Erreur!
Notre avocat est député, c'est un des meilleurs orateurs de la chambre; il ne peut donc voyager comme un pékin d'avocat.
Il commence donc sa tournée par Goritz; il se fait présenter au roi de France (l'excellent roi! il est, quant à présent, d'un très-facile accès...), le roi lui demande s'il veut manger un morceau. Notre avocat quitte alors son rôle et devient homme politique, il accepte le déjeuner du roi Henri V, puis il prend sa volée vers Saint-Pétersbourg. A peine arrivé, une réclame adroitement lancée dans les journaux russes, annonça l'arrivée de l'illustre personnage. L'empereur Nicolas informé du déjeuner de Goritz, lui permit de se présenter à la cour. Voilà donc notre homme admis aux soirées, aux cavalcades, aux revues, aux parades, aux parties d'eau, aux déjeuners, aux dîners, aux petits soupers, aux concerts de l'empereur Nicolas. Un avocat dans de semblables circonstances, pouvait-il trouver le temps de s'occuper des affaires de sa cliente, lorsque l'empereur, à lui seul, dérobait tous ses instants, lui donnait tant et de si agréables occupations? C'était bien là chose impossible! Aussi, après avoir passé deux ou trois mois à Saint-Pétersbourg, et y avoir dissipé et les honoraires destinés à éclaircir l'affaire de la succession, et les soixante-quinze mille francs que l'on n'a pas oubliés, notre héros reprit le chemin de sa chère patrie.
Vous devinez qu'il ne s'empressa pas de faire appeler sa cliente pour lui rendre compte de sa mission: il voulait éviter le quart d'heure de Rabelais. La dame fut cependant informée de son retour et prit l'initiative des visites.
—Eh quoi! de retour! et vous n'êtes pas venu me voir?
—Ah! madame quel voyage, quel pays! Je suis abîmé, brisé, rompu.
—Cependant vous n'aviez pas, il me semble, cette mine fraîche et ce vernis de santé avant votre départ.
—Ah! madame, c'est l'effet des climats froids, cependant vous pouvez affirmer que je suis ruiné... de santé.
—Allons, allons, du courage! trois mois de notre excellent air français, et il n'y paraîtra plus.
—Ouf! l'affreux rhumatisme!!!
—Parlons un peu d'autre chose. Et l'affaire de mon fils?
—Oh! la, la! au diable soient les douleurs d'intestins!
—Remettez-vous; je reviendrai causer de cela une autre fois. Buvez frais et tenez-vous chaudement.
La dame revint vingt fois afin de savoir ce qu'elle devait espérer du voyage en Russie; mais vingt fois la même scène fut répétée: «Oh! la, la, mes nerfs! aïe! mon rhumatisme! ouf! mes douleurs d'intestins!»
Cependant l'échéance des billets allait arriver, l'impitoyable calendrier allait marquer la date fatale...
La dame se présenta!... Personne. Son débiteur qui faisait depuis longtemps des châteaux en Espagne, était allé faire ses dévotions en Galice, puis ensuite à Notre-Dame d'Atocha.
Revenu de ce dernier pays, le pauvre cher homme oublie et les billets faits à sa cliente et une foule d'autres engagements du même genre, le moyen, en effet, qu'un aussi bon patriote pense à payer ses dettes[215].
Ce petit homme rabougri, qui cause en ce moment avec le vicomte de Lussan, à la tournure grotesque, aux jambes torses, au gros ventre dont la tête est encaissée dans des épaules d'une largeur peu commune, dont les bras sont d'une longueur démesurée, au visage couvert d'une barbe épaisse et noire, dont toute la personne enfin rappelle l'illustre Sancho Pança fut jadis le curé d'un village des environs de Paris. Dieu, il est vrai,
En maçonnant les remparts de son âme,
Songea bien plus au fourreau qu'à la lame.
Cependant, monsieur l'abbé, vous pouvez le voir, affecte un maintien grave et vénérable, ce n'est pourtant qu'un de ces prêtres hautains, qui se croient le droit de primer partout où l'on veut bien les admettre, un de ces prêtres sans esprit et sans usage qui ne voient que le mauvais côté des choses, et qui, soit bêtise, soit orgueil, prétendent tout assujettir au ton de leurs hypocrites momeries, de ces prêtres enfin qui s'insinuent partout, dans la seule vue de tout blâmer, et qui deviennent le fléau de tous ceux qui sont assez bons ou assez faibles pour tolérer leurs révoltantes impertinences, quant à la religion, ce personnage l'exploite en véritable disciple d'Escobar; aussi ceux qui le connaissent bien assurent qu'il ne récite jamais d'autre prière que celle-ci:
Pulchra Laverna Da mihi fallere, da justem sanctum que videri, Noctem peccatis, et fraudibus objicere nubem[216]. HORACE.
Notez que cet homme s'est lancé dans de grandes entreprises, qu'il est criblé de dettes, et que, pour faire diversion à ses embarras, il rend un culte assidu à la dive bouteille.
Lorsqu'il était curé de *** il devait des sommes considérables au banquier P***, il fallait les payer ou du moins donner au banquier des signatures qui le rassurassent sur le sort de sa créance. Payer n'était pas chose facile, l'élément principal manquait: donner de bonnes signatures, autre difficulté; car, qui aurait consenti à cautionner un ecclésiastique qui n'avait d'autre fortune que le produit de sa cure? il fallait donc, pour que monsieur le curé pût arriver à son but, qu'il recourût à un de ces tours inédits, à un de ces tours que maître Lucifer inspire à ses amés et féaux pour les sortir momentanément d'affaires, sauf à les leur faire expier plus tard. Voici donc celui que monsieur le curé joua au plus honnête de ses paroissiens, nommé je crois M. François.
C'était entre Oculi et Latere de l'année 18...[217]. Le digne M. François présidait, avec toute la grâce dont il était capable, à l'enlèvement du fimum de sa basse-cour.
Cependant son éducation et sa fortune le mettaient au-dessus des soins si vulgaires; mais encouragé par l'exemple d'Hercule, qui jadis n'avait pas dédaigné de nettoyer les étables d'Augias, il croyait que tout ce qui se rattache à l'agriculture était chose respectable.
Au reste, le digne M. François n'était pas un de ces paysans incultes et grossiers dont le vocabulaire est à l'unisson des bêtes qu'ils conduisent. M. François avait fait des études dans sa jeunesse, le rudiment ne lui était pas étranger, et si la révolution n'était pas survenue, il serait aujourd'hui curé d'une paroisse ou chanoine de quelque gros chapitre; mais arrêté dans sa vocation par ce grand cataclysme, il n'avait jamais pu aller au delà des ordres mineurs, aussi en mémoire du petit collet et du rabat, qu'il avait portés jadis, l'appelle-t-on encore dans le pays l'abbé François, bien qu'il soit marié depuis longtems et père d'une assez nombreuse famille. Il justifie du reste ce titre d'abbé par la manie qu'il a de faire à propos ou hors de propos toutes les citations latines qui se sont incrustées dans sa mémoire, ce qui fait dire qu'il est aussi savant que monsieur le curé. Les ouvriers de sa ferme lui accordent la priorité.
Pour en revenir à ce que je vous disais en commençant, M. François, suivant un de ses domestiques qui conduisait aux champs