me fit le sacrifice de subir le petit chagrin que je lui imposais.
—Vous êtes donc réellement persuadé, monsieur Dietrich, que la jeunesse doit être habituée systématiquement à la souffrance, ou tout au moins au déplaisir?
—N'est-ce pas aussi votre opinion? s'écria-t-il avec une énergie de conviction qui ne souffrait guère de réplique.
—Permettez, lui dis-je, j'ai été gâtée comme les autres dans mon enfance; je n'ai passé par ce qu'on appelle l'école du malheur que dans l'âge où l'on a toute sa force et toute sa raison, et c'est de quoi je remercie Dieu, car j'ignore comment j'eusse subi l'infortune, si elle m'eût saisie sans que je fusse bien armée pour la recevoir.
—Donc, reprit-il en poursuivant son idée sans s'arrêter aux objections, vous valez mieux depuis que vous avez souffert? Vous n'étiez auparavant qu'une âme sans conscience d'elle-même?… Je me rappelle bien aussi mon enfance; j'ai été nul jusqu'au moment où il m'a fallu combattre à mes risques et périls.
—C'est la force des choses qui amène toujours cette lutte sous une forme quelconque pour tous ceux qui entrent dans la vie. La société est dure à aborder, quelquefois terrible: croyez-vous donc qu'il faille inventer le chagrin pour les enfants? Est-ce que dès l'adolescence ils ne le rencontreront pas? Si la vie n'a d'heureux que l'âge de l'ignorance et de l'imprévoyance, ne trouvez-vous pas cruel de supprimer cette phase si courte, sous prétexte qu'elle ne peut pas durer?
—Alors vous raisonnez comme ma femme; hélas! toutes les femmes raisonnent de même. Elles ont pour la faiblesse, non pas seulement des égards et de la pitié, mais du respect, une sorte de culte. C'est bien fâcheux, mademoiselle de Nermont, c'est malheureux, je vous assure!
—Si vous blâmez ma manière de voir, cher monsieur Dietrich, je regrette de n'avoir pas mieux connu la vôtre avant d'entrer chez vous; mais….
—Mais vous voilà prête à me quitter, si je ne pense pas comme vous? Toujours la femme avec sa tyrannique soumission! Vous savez bien que vous me feriez un chagrin mortel en renonçant à la tâche qu'on a eu tant de peine à vous faire accepter. Vous savez bien aussi que je n'essayerais même pas de vous remplacer, tant il m'est prouvé que vous êtes l'ange gardien nécessaire à ma fille. Ce n'est pas sa tante qui saurait l'élever. D'abord elle est ignorante, en outre elle a les défauts de son sexe, elle aime le monde….
—Elle n'en a pourtant pas l'air.
—Son air vous trompe. Elle a d'ailleurs aussi à un degré éminent les vertus de son sexe: elle est laborieuse, économe, rangée, ingénieuse dans les devoirs de l'hospitalité. Ne croyez pas que je ne lui rende pas justice, je l'aime et l'estime infiniment; mais je vous dis qu'elle aime le monde parce que toute femme, si sérieuse qu'elle soit, aime les satisfactions de l'amour-propre. Ma pauvre soeur Helmina n'est ni jeune, ni belle, ni brillante de conversation; mais elle reçoit bien, elle ordonne admirablement un dîner, un ambigu, une fête, une promenade; elle le sait, on lui en fait compliment, et plus il y a de monde pour rendre hommage à ses talents de ménagère et de majordome, plus elle est fière, plus elle est consolée de sa nullité sous tous les autres rapports.
—Vous êtes un observateur sévère, monsieur Dietrich, et je crains que mon tour d'être jugée avec cette impartialité écrasante ne vienne bientôt; cela me fait peur, je l'avoue, car je suis loin de me sentir parfaite.
—Vous êtes relativement parfaite, mon jugement est tout porté, vous gâterez Césarine d'autant plus. Ce ne sera pas par égoïsme comme les autres, qui regrettent le plaisir et rêvent de le voir repousser avec elle dans la maison; ce sera par bonté, par dévouement, par tendresse pour elle, car elle a déjà, cette petite, des séductions irrésistibles….
—Que vous subissez tout le premier!
—Oui, mais je m'en défends; défendez-vous aussi, voilà tout ce que je vous demande; faites cet effort dans son intérêt, promettez-le-moi.
—Oui, certes, je vous le promets, si je vois qu'elle abuse de ma condescendance pour exiger ce qui lui serait nuisible; mais cela n'est point encore arrivé, et je ne puis me tourmenter d'une prévision que rien ne justifie encore.
—Vous comptez pour rien sa résistance à mon désir de vendre l'hôtel?
—Dois-je l'engager à se soumettre sans faiblesse à ce désir?
—Oui, je vous en prie.
—Oserai-je vous dire que cela me semble cruel?
—Non, car je ne le vendrai pas; je veux faire semblant pour que Césarine apprenne à me céder de bonne grâce. Soyez certaine que, si on n'apprend pas aux enfants à renoncer à ce qui leur plaît, ils ne l'apprendront jamais d'eux-mêmes. Le bonheur qu'on prétend leur donner en fait des malheureux pour le reste de leur vie.
Il avait peut-être raison. Je n'osai pas insister, et j'allai rejoindre mon élève avec l'intention de faire ce qui m'était prescrit, mais je la trouvai souriante.
—Épargnez-vous la peine de me persuader, me dit-elle dès les premiers mots; j'ai entendu par hasard tout ce que papa vous a dit et tout ce que vous lui avez répondu. J'étais dans le jardin, à deux pas de vous, derrière la fontaine, et le petit bruit de l'eau ne m'a pas fait perdre une de vos paroles. Il n'y a pas de mal à cela, vous êtes deux anges pour moi, mon père et vous: lui, un ange à figure sévère qui veut mon bonheur par tous les moyens,—vous, un ange de douceur qui veut la même chose par les moyens qui sont dans sa nature; mais voyez comme vous êtes plus dans la vérité que mon père! Vous vouliez le faire renoncer à sa méthode, vous sentiez bien qu'elle pouvait me conduire à l'hypocrisie. Où en serait-il, mon pauvre cher papa, si, après m'avoir vue bien résignée, il découvrait que je n'ai pas pris au sérieux ses menaces? Vraiment, si je dois être gâtée, comme on dit, c'est-à-dire corrompue moralement, ce sera par lui! Il m'habituera à faire semblant d'être sacrifiée et à lui imposer ainsi, sans qu'il s'en doute, le sacrifice de sa volonté. Allons, Dieu merci, je suis meilleure qu'il ne pense», je céderai à tout par amitié pour lui, je vous chérirai pour celle que vous me montrez sans pédanterie, je vous rendrai très-heureux, seulement….
—Seulement quoi? dites, ma chérie.
—Rien, répondit-elle en me baisant la main; mais son bel oeil caressant et fier acheva clairement sa phrase; je vous rendrai très-heureux, seulement vous ferez toutes mes volontés.
Elle savait bien ce qu'elle disait là, l'énergique, l'obstinée, la puissante fillette! Elle réunissait en elle la souplesse instinctive de sa mère et l'entêtement voulu de son père. Au dire du vieux médecin de la famille, que je consultais souvent sur le régime à lui faire suivre, elle avait comme une double organisation, toute la patience de la femme adroite pour arriver à ses fins, toute l'énergie de l'homme d'action pour renverser les obstacles et faire plier les résistances.—En ce cas, pensais-je, de quoi donc se tourmente son père? Il la veut forte, elle est invincible. Il cherche à la bronzer, elle est le feu qui bronze les autres. Il prétend lui apprendre à souffrir, comme si elle n'était pas destinée à vaincre! Ceux qui savent dominer souffrent-ils?
Elle m'effraya; je me promis de la bien étudier avant de me décider à graviter comme un satellite autour de cet astre. Il s'agissait de savoir si elle était bonne autant qu'aimable, si elle se servirait de sa force pour faire le bien ou le mal.
Cela n'était pas facile à deviner, et j'y consacrai plus d'une année. Un jour, à la campagne, je fus importunée par les cris d'un petit oiseau qu'elle élevait en cage et qui n'avait rien à manger. Comme il troublait la leçon de musique et que d'ailleurs je ne puis voir souffrir, je me levai pour lui donner du pain. Césarine parut ne pas s'en apercevoir; mais après la leçon elle emporta la cage dans sa chambre, et j'entendis bientôt que le jeûne et les cris de détresse recommençaient de plus belle. Je lui demandai pourquoi, puisque cette petite bête savait manger, elle ne lui laissait pas de nourriture à sa portée.
—C'est bien simple, répondit-elle. S'il peut se passer de moi, il ne se souciera plus de moi.