George Sand

Césarine Dietrich


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se laisse gouverner par sa propre raison, qu'importe qu'elle ne cède pas à la vôtre? Le meilleur gouvernement possible serait celui où il n'y aurait jamais nécessité de commander. N'arrive-t-elle pas, de par sa libre volonté à se trouver d'accord avec vous?

      —Vous admettez qu'une femme peut être constamment raisonnable, et que par conséquent elle a le droit de se dégager de toute contrainte?

      —J'admets qu'une femme puisse être raisonnable, parce que je l'ai toujours été, sans grand effort et sans grand mérite. Quant à l'indépendance à laquelle elle a droit dans ce cas-là, sans être une libre penseuse bien prononcée, je la regarde comme le privilège d'une raison parfaite et bien prouvée.

      —Et vous pensez qu'à seize ans Césarine est déjà cette merveille de sagesse et de prudence qui ne doit obéir qu'à elle-même?

      —Nous travaillons à ce qu'elle le devienne. Puisque sa passion est de ne pas obéir et de ne jamais céder, encourageons sa raison et ne brisons pas sa volonté. Ne sévissez, monsieur Dietrich, que le jour où vous verrez une fantaisie blâmable.

      —Vous trouvez rassurante cette irrésolution qu'elle vous a confiée, cette prétendue ignorance de ses goûts et de ses désirs?

      —Je la crois sincère.

      —Prenez garde, mademoiselle de Nermont! vous êtes charmée, fascinée; vous augmenterez son esprit de domination en le subissant.

      Il protestait en vain. Il le subissait, lui, et bien plus que moi. La supériorité de sa fille, en se révélant de plus en plus, lui créait une étrange situation; elle flattait son orgueil et froissait son amour-propre. Il eût préféré Césarine impérieuse avec les autres, soumise à lui seul.

      —Il faut, lui dis-je, avant de nous quitter, conclure définitivement sur un point essentiel. Il faut pour seconder vos vues, si je les partage, que je sache votre opinion sur la vie mondaine que vous redoutez tant pour votre fille. Craignez-vous que ce ne soit pour elle un enivrement qui la rendrait frivole?

      —Non, elle ne peut pas devenir frivole; elle tient de moi plus que de sa mère.

      —Elle vous ressemble beaucoup, donc vous n'avez rien à craindre pour sa santé.

      —Non, elle n'abusera pas du plaisir.

      —Alors que craignez-vous donc?

      Il fut embarrassé pour me répondre. Il donna plusieurs raisons contradictoires. Je tenais à pénétrer toute sa pensée, car mon rôle devenait difficile, si M. Dietrich était inconséquent. Force me fut de constater intérieurement qu'il l'était, qu'il commençait à le sentir, et qu'il en éprouvait de l'humeur. Césarine l'avait bien jugé en somme. Il avait besoin de lutter toujours et n'en voulait jamais convenir. Il termina l'entretien en me témoignant beaucoup de déférence et d'attachement, en me suppliant de nouveau de ne jamais quitter sa fille, tant qu'elle ne serait pas mariée.

      —Pour que je prenne cet engagement, lui dis-je, il faut que vous me laissiez libre de penser à ma guise et d'agir, dans l'occasion, sous l'inspiration de ma conscience.

      —Oui certes, je l'entends ainsi, s'écria-t-il en respirant comme un homme qui échappe à l'anxiété de l'irrésolution. Je veux abdiquer entre vos mains pour élever une femme, il faut une femme.

      En effet, depuis ce jour, il se fit en lui un notable changement. Il cessa de contrarier systématiquement les tendances de sa fille, et je m'applaudis de ce résultat, que je croyais le meilleur possible. Me trompais-je? N'étais-je pas à mon insu la complice de Césarine pour écarter l'obstacle qui limitait son pouvoir? M. Dietrich avait-il pénétré dans le vrai de la situation en me disant que j'étais charmée, fascinée, enchaînée par mon élève?

      Si j'ai eu cette faiblesse, c'est un malheur que de graves chagrins m'ont fait expier plus tard. Je croyais sincèrement prendre la bonne voie et apporter du bonheur en modifiant l'obstination du père au profit de sa fille; ce profit, je le croyais tout moral et intellectuel, car, je n'en pouvais plus douter, on ne pouvait diriger Césarine qu'en lui mettant dans les mains le gouvernail de sa destinée, sauf à veiller sur les dangers qu'elle ignorait, qu'elle croyait fictifs, et qu'il faudrait éloigner ou atténuer à son insu.

      L'hiver s'écoula sans autres émotions. Ces dames reçurent leurs amis et ne s'ennuyèrent pas; Césarine, avec beaucoup de tact et de grâce, sut contenir la gaieté lorsqu'elle menaçait d'arriver aux oreilles de son père, qui se retirait de bonne heure, mais qui, disait-elle, ne dormait jamais des deux yeux à la fois.

      Il faut que je dise un mot de la société intime des demoiselles Dietrich. C'étaient d'abord trois autres demoiselles Dietrich, les trois filles de M. Karl Dietrich, et leur mère, jolie collection de parvenues bien élevées, mais très-fières de leur fortune et très-ambitieuses, même la plus petite, âgée de douze ans, qui parlait mariage comme si elle eût été majeure; son babil était l'amusement de la famille; la liberté enfantine de ses opinions était la clef qui ouvrait toutes les discussions sur l'avenir et sur les rêves dorés de ces demoiselles.

      Le père Karl Dietrich était un homme replet et jovial, tout l'opposé de son frère, qu'il respectait à l'égal d'un demi-dieu et qu'il consultait sur toutes choses, mais sans lui avouer qu'il ne suivait que la moitié de ses conseils, celle qui flattait ses instincts de vanité et ses habitudes de bonhomie. Il avait un grand fonds de vulgarité qui paraissait en toutes choses; mais il était honnête homme, il n'avait pas de vices, il aimait sa famille réellement. Si son commerce n'était pas le plus amusant du monde, il n'était jamais choquant ni répugnant, et c'est un mérite assez rare chez les enrichis de notre époque pour qu'on en tienne compte. Il adorait Césarine, et, par un naïf instinct de probité morale, il la regardait comme la reine de la famille. Il ne craignait pas de dire qu'il était non-seulement absurde, mais coupable de contrarier une créature aussi parfaite. Césarine connaissait son empire sur lui; elle savait que si, à quinze ans, elle eût voulu faire des dettes, son oncle lui eût confié la clef de sa caisse; elle avait dans ses armoires des étoffes précieuses de tous les pays, et dans ses écrins des bijoux admirables qu'il lui donnait en cachette de ses filles, disant qu'elles n'avaient pas de goût et que Césarine seule pouvait apprécier les belles choses. Cela était vrai. Césarine avait le sens artiste critique très-développé, et son oncle était payé de ses dons quand elle en faisait l'éloge.

      Madame Karl Dietrich voyait bien la partialité de son mari pour sa nièce; elle feignait de l'approuver et de la partager, mais elle en souffrait, et, à travers les adulations et les caresses dont elle et ses filles accablaient Césarine, il était facile de voir percer la jalousie secrète.

      La famille Dietrich ne se bornait pas à ce groupe. On avait beaucoup de cousins, allemands plus ou moins, et de cousines plus ou moins françaises, provenant de mariages et d'alliances. Tout ce qui tenait de près ou de loin aux frères Dietrich ou à leurs femmes s'était attaché à leur fortune et serré sous leurs ailes pour prospérer dans les affaires ou vivre dans les emplois. Ils avaient été généreux et serviables, se faisant un devoir d'aider les parents, et pouvant, grâce à leur grande position, invoquer l'appui des plus hautes relations dans la finance. Les fastueuses réceptions de madame Hermann Dietrich avaient étendu ce crédit à tous les genres d'omnipotence. On avait dans tous les ministères, dans toutes les administrations, des influences certaines. Ainsi tout ce qui était apparenté aux Dietrich était casé avantageusement. C'était un clan, une clientèle d'obligés qui représentait une centaine d'individus plus ou moins reconnaissants, mais tous placés dans une certaine dépendance des frères Dietrich, de M. Hermann particulièrement, et formant ainsi une petite cour dont l'encens ne pouvait manquer de porter à la tête de Césarine.

      Je n'ai jamais aimé le monde; je ne me plaisais pas dans ces réunions beaucoup trop nombreuses pour justifier leur titre de relations intimes. Je n'en faisais rien paraître; mais Césarine ne s'y trompait pas.

      —Nous sommes trop bourgeois pour vous, me disait-elle, et je ne vous en fais pas un reproche, car, moi aussi, je trouve ma nombreuse famille très-insipide. Ils ont beau vouloir se distinguer les uns des autres,