mais qu'il ne lui était pas possible de s'approprier. Voici cependant ce que dit Dante lui-même à ce propos: «Les écrits poétiques ne sauraient se prêter à la transportation dans une autre langue. Néanmoins, s'il est impossible au traducteur de donner un équivalent littéral au langage allégorique et aux expressions mystérieuses de ses vers, et d'en reproduire les beautés, on peut au moins en pénétrer le sens littéral et suivre le poète dans la succession de ses sentiments et de ses pensées.»[3]
MAX DURAND-FARDEL.
1897.
INTRODUCTION
I
Toute l'histoire de Dante tient entre trois dates précises. Il naquit à Florence en 1265. Il fut élevé au Priorat, la plus haute magistrature de son pays, en 1300. Il mourut à Ravenne en 1321, âgé de 56 ans.
Après avoir pris part, pendant un temps bien court, au gouvernement de la République florentine, il fut soudain précipité du pouvoir par le jeu mortel des factions et, victime d'accusations infâmes, condamné en 1301 à la confiscation de sa modeste fortune, à l'exil, et au bûcher s'il reparaissait dans sa patrie.
Son existence pendant ces longues années d'exil est demeurée fort obscure. On sait qu'il erra d'hospitalités en hospitalités, de châteaux en châteaux, de couvens en couvens, «montant les escaliers des autres et mangeant le pain d'autrui». On suit sa trace à Vérone, à Padoue, à Sienne, à Bologne, à Crémone, près de tels ou tels personnages, de ces tyrans qui se partageaient les provinces, les villes, les châteaux, découpant chacun à leur tour cette malheureuse Italie dont le sort lui arrachait de si éloquentes objurgations. On le suit encore à Paris, où son séjour a été sans aucun doute contesté à tort.
Devenu Gibelin après son exil[4], il s'était uni d'abord à quelques efforts pour rouvrir leur patrie à ses compagnons d'exil. C'est ainsi qu'il aurait pris part en 1304 à une tentative armée des Gibelins exilés contre la Florence Guelfe, et que plus tard il aurait voulu entraîner contre Florence l'empereur Henri VII, Arrigo, descendu en Italie pour y rétablir l'autorité de l'Empire. Mais il ne tarda pas à se séparer d'un parti qui ne lui offrait que des sujets de dégoût ou des témoignages d'impuissance.
Son existence se manifestait alors de temps à autre par des lettres, dont un bien petit nombre sont parvenues jusqu'à nous, par des protestations hautaines, par quelques interventions diplomatiques, par des proclamations empreintes du plus ardent patriotisme envers cette Italie qui existait encore à peine, mais dont les tronçons épars semblaient se réunir dans son coeur par une secrète divination. Pendant ce temps, les premiers fragmens de son grand poème commençaient à se répandre dans la foule.
La vie qu'il menait alors se révèle à nous aujourd'hui par les oeuvres que lui dictaient ce qu'on peut appeler ses idées fixes, c'est-à-dire la constitution monarchique de la Société civile sous le sceptre de l'Empire, à côté de la Société théocratique sous le pallium de la Papauté, l'ennoblissement de la langue vulgaire de son pays, le redressement d'une société confuse et dépravée, enfin la contemplation de la mort, à laquelle nous devons la Divine Comédie.
De la première partie de sa vie, il ne nous reste à peu près aucune trace qu'ait pu marquer l'attention ou le souvenir de ses contemporains. Il ne nous reste que la Vita nuova qu'il nous a laissée et que l'on pense avoir été composée en 1291 ou 1292, peut-être plus tard, mais certainement avant 1300.
On ne peut y ajouter que quelques poésies légères, et les études opiniâtres dont Il Convito nous fait la confidence.[5] Celles-ci doivent avoir rempli surtout le temps écoulé entre la mort de Béatrice et son accession au pouvoir.
C'est encore à cette époque de sa vie qu'appartient son mariage. Il s'est toujours tu sur la place que cette union avait pu tenir dans son coeur ou prendre à la direction de sa vie. Et le nom de Gemma Donati ne se rattache plus au nom glorieux de Dante que par la progéniture qu'elle lui a donnée.
II
J'ai pensé qu'il était à propos de rappeler les traits principaux de l'existence du Poète de la Vita nuova. Ce n'est pas ici le lieu de s'étendre sur ce sujet. Quant à ses différentes oeuvres comme de Vulgari eloquio ou de Monarchia, il paraît assez difficile de leur assigner une date, relativement en particulier à la Vita nuova, qui doit seule nous occuper ici. Pour ce qui est de Il Convito, c'est une oeuvre de longue haleine que M. Whitehead pense avoir été commencée avant son priorat (1300), et continuée plus tard dans les jours d'exil.[6] D'après ce que son auteur annonçait, on doit croire qu'il n'a pas été terminé.
Je voudrais seulement essayer de reconstituer un peu la personnalité du Poète durant la période qui correspond à sa passion pour Béatrice et celle qui a suivi la mort de la Donna gentile. Nous ne possédons sur ce sujet qu'un bien petit nombre de notions. Cependant il me semble possible de s'en faire quelque idée qui ne soit pas trop éloignée de la réalité.
La famille de Dante, dont il se plaît a faire remonter l'origine à des temps très lointains, ne paraît avoir eu à Florence qu'une situation très modeste.
Il perdit son père à l'âge de dix ans. Les Alighieri étaient sans doute dans l'aisance. Dante possédait lui-même, lors de son priorat, plusieurs propriétés, tant à Florence que dans les environs, dont nous ne connaissons pas l'importance, et dont la confiscation accompagna sa condamnation à l'exil. Et l'on pourrait dire, si cette expression était de mise ici, qu'il appartenait à une bourgeoisie aisée.
Quant à la personne de son père, on n'en connaît rien. Et ce silence absolu dans les souvenirs conservés de cette époque, comme dans l'oeuvre de son fils, donne à penser qu'il ne tenait pas une grande place dans le monde de Florence. il n'est fait mention de lui que dans le commentaire de Boccace, à propos de l'invitation qui lui fut adressée par le Signor Folco Portinari, et à laquelle il amena son fils Dante, encore enfant.[7]
Dante avait perdu sa mère (Bella) de bonne heure, et son père s'était remarié. Mous ne savons pas la part que sa belle-mère (matrigna) a pu prendre aux premières années de sa vie, et à son éducation. Quoi qu'il en soit, celle-ci paraît avoir été très soignée, et l'on ne peut s'empêcher de remarquer que tout, dans ses habitudes d'extrême politesse, dans la délicatesse et le raffinement de son langage, semblerait porter l'empreinte d'une éducation féminine.
Boccace affirme qu'il montra une aptitude précoce aux études théologiques et philosophiques. C'était là du reste le champ où s'exerçait à peu près exclusivement la scolastique d'alors. Dante nous apprend lui-même[8] que ce ne fut qu'après la mort de Béatrice, par conséquent entre vingt-cinq et trente ans, qu'il se mit à suivre les écoles des religieux et des philosophes, s'en étant sans doute tenu jusque-là à des études élémentaires, et que, «grâce à ce qu'il savait de grammaire et à sa propre intelligence, il se mit en état au bout de trente mois d'étude de venir chercher des consolations dans les écrits de Boece et de Tullius» (c'est ainsi qu'il appelle toujours