cependant inquiétants pour son esprit et menaçants pour son repos.
L'un se trouva dans les soins gênants dont l'entoura le principal employé de son oncle, un jeune homme de l'âge de Léon et son camarade de classes, nommé Eugène Saffroy;—l'autre dans l'ignorance où son oncle la laissait à propos du règlement des affaires de son père.
Le premier souci de son oncle, dès qu'elle s'était installée à Paris, avait été de provoquer son émancipation, et, aussitôt qu'il l'eut obtenue, de se faire donner une procuration générale, de telle sorte que Madeleine n'eût à se préoccuper ni à s'occuper de rien. Si elle avait osé, elle aurait dit qu'elle désirait au contraire régler elle-même tout ce qui touchait la succession de son père; mais une extrême réserve lui était imposée en un pareil sujet, et aux premiers mots qu'elle avait osé risquer, son oncle lui avait fermé la bouche:
—As-tu confiance en moi?
—Oh! mon oncle.
—Eh bien! ma mignonne, laisse-moi faire; Léon m'a dit que tu abandonnais tous tes droits, nous aurons égard à ta volonté, qui est respectable; pour le reste, je pense que tu voudras bien t'en rapporter à ceux qui ont l'habitude des affaires; je te promets de te remettre aux mains les quittances de tous ceux à qui ton père devait; cela, il me semble, doit te suffire.
Évidemment cela devait lui suffire, et l'observation de son oncle était parfaitement juste. N'était-ce pas lui qui payait? Il avait bien le droit, alors, de vouloir garder la direction d'une affaire qui, en fin de compte, lui coûterait assez cher.
Elle se disait, elle se répétait tout cela, et cependant elle était tourmentée autant qu'affligée que son oncle ne lui parlât jamais de ce qui se passait à Rouen. Pourquoi ce silence? Qui plus qu'elle pouvait prendre à coeur de sauver l'honneur de son père et de défendre sa mémoire? De tous les malheurs qu'apporte la pauvreté, celui-là était pour elle le plus douloureux et le plus humiliant: rien, elle ne pouvait rien, pas même parler, pas même savoir; elle n'avait qu'à attendre dans son impuissance et surtout dans une confiance apparente.
Du côté d'Eugène Saffroy, son tourment, pour être moins profond, n'était pourtant pas sans avoir quelque chose de blessant.
Fils d'un ancien commis des Daguillon, cet Eugène Saffroy avait été recueilli, après la mort de ses parents, par madame Haupois-Daguillon, qui l'avait fait élever et instruire avec Léon, jusqu'au jour où celui-ci avait quitté le collége pour l'École de droit. À cette époque Eugène Saffroy était entré dans la maison de la rue Royale, et rapidement, par son zèle, par son activité, par son intelligence des affaires, il était devenu un employé modèle, réalisant ainsi le secret désir de madame Haupois-Daguillon qui avait été de faire de lui le soutien de Léon, c'est-à-dire l'homme de travail et le directeur réel de la maison dont Léon serait bientôt le chef en nom beaucoup plus qu'en fait.
Lorsqu'on a de pareilles visées sur un homme qui, par son activité et son intelligence, peut se créer partout une bonne situation, on ne saurait trop le ménager pour se l'attacher solidement.
C'était ce qu'avait fait madame Haupois-Daguillon et, sous le double rapport des intérêts et des relations, elle l'avait traité aussi généreusement que possible; non-seulement il avait une part dans les bénéfices de la maison, mais encore il trouvait son couvert mis tous les dimanches, à Paris pendant l'hiver, et pendant l'été au château de Noiseau: il était presque un associé, et jusqu'à un certain point un membre de la famille.
Cette position l'avait mis en relations fréquentes avec Madeleine, qu'il voyait tous les jours de la semaine pendant les heures qu'elle passait dans les magasins de la rue Royale auprès de sa tante, et le dimanche quand il venait dîner à Noiseau.
Tout d'abord Madeleine n'avait pas pris garde à ses attentions et à ses politesses, mais bientôt elle avait dû reconnaître qu'il n'était pour personne ce qu'il était pour elle.
Alors elle s'était renfermée dans une extrême réserve; mais, sans se décourager, il avait persisté, s'empressant au-devant d'elle lorsqu'elle arrivait, cherchant sans cesse à lui adresser la parole, et, ce qu'il y avait de particulier, le faisant plus librement lorsque M. ou madame Haupois-Daguillon étaient présents, comme s'il se savait assuré de leur consentement.
Madeleine était assez femme pour ne pas se tromper sur la nature de ces politesses. Saffroy lui faisait la cour ou tout au moins cherchait à lui plaire; à la vérité, c'était avec toutes les marques du plus grand respect, mais enfin le fait n'en existait pas moins, et il était visible pour tous.
Comment son oncle, comment sa tante ne s'en apercevaient-ils pas? S'en apercevant, comment ne disaient-ils rien?
Cela était étrange.
La soeur de Léon, la baronne Camille Valentin, lorsqu'elle revint de la campagne, se chargea de l'éclairer à ce sujet.
Au temps où Camille venait passer une partie de ses vacances à Rouen, elle n'avait pas grande amitié pour sa cousine Madeleine, mais maintenant la situation n'était plus la même, Madeleine était malheureuse, orpheline, pauvre, et c'était assez pour que la baronne Valentin, qui ne désirait rien tant que de trouver «des personnes intéressantes» qu'elle pût conseiller, secourir et protéger, lui témoignât une active sympathie.
Son premier mot, lorsqu'elle avait trouvé Madeleine installée chez ses parents et l'avait embrassée affectueusement, avait été pour lui dire tout bas à l'oreille:
—Sois tranquille, je te marierai; mon mari, tu le sais, a les plus belles relations.
Quelques jours plus tard, lorsqu'elle avait remarqué l'attitude de Saffroy, elle s'était expliqué franchement et vigoureusement sur les prétentions du commis:
—Tu vois, n'est-ce pas, que monseigneur de Saffroy,—elle se plaisait à se moquer des roturiers en leur donnant la particule,—tu vois que monseigneur de Saffroy te fait la cour. Mais ce que tu ne vois peut-être pas, c'est qu'il est encouragé par mon père et ma mère.
—Ils te l'ont dit? s'écria Madeleine.
—Non, mais cela n'était pas nécessaire; j'ai des yeux pour voir, il me semble. D'ailleurs, cette faveur que mon père et ma mère accordent à Saffroy entre dans leur système: ils veulent se l'attacher et ils vont jusqu'à vouloir en faire leur neveu, parce qu'alors ils seront bien certains qu'il ne se séparera jamais de Léon et qu'il s'exterminera toute la vie pour lui. Ce n'est pas maladroit, mais cela ne sera pas. D'abord, parce que nous trouvons que Saffroy n'a déjà que trop de puissance dans la maison. Et puis, parce, qu'il ne peut pas te convenir. Allons donc, toi, madame Saffroy, toi une Bréauté de Valletot! Sois tranquille, tu seras de notre monde et non une boutiquière.
XIV
Dans ces circonstances, Madeleine crut que le mieux était de se conduire, avec Saffroy de façon à ce que celui-ci comprit bien qu'elle ne serait jamais sa femme: si elle lui inspirait cette conviction, il renoncerait sans doute à son projet; on n'épouse pas volontiers une jeune fille qui vous dit sur tous les tons, qui vous crie bien haut et bien clairement qu'elle ne vous aime pas.
Mais la choses ne tournèrent point comme elle l'avait espéré; Saffroy ne montra aucun découragement, et, comme elle persistait dans sa réserve et sa froideur, sa tante intervint entre eux.
—Que t'a donc fait Saffroy? lui demanda-t-elle un soir que le jeune commis avait été tenu à distance avec plus de raideur encore que de coutume.
—Mais rien.
—Alors, mon enfant, permets-moi de te dire que je te trouve bien hautaine avec lui.
—Hautaine!
—Dure, si tu aimes mieux, raide et cassante. Saffroy, tu le sais, est notre ami bien plus que notre employé; il a