que le devoir et l'honneur exigent, puisque nous sommes décidés à ne pas te laisser épouser Madeleine.
—Lui fermer votre maison! ah! ni toi ni ma mère vous ne ferez cela.
—Il dépend de toi que Madeleine reste ici comme si elle était notre fille.
—Et comment cela?
—Tu comprends, n'est-ce pas, qu'après ce que tu nous as dit nous ne pouvons pas, nous qui ne voulons pas que Madeleine devienne ta femme, nous ne pouvons pas tolérer que vous viviez l'un et l'autre dans une étroite intimité.
—Vous reconnaissez donc de bien grandes qualités à Madeleine, que vous craignez qu'une intimité de chaque jour développe un amour naissant? Si Madeleine n'est pas digne d'être aimée, le meilleur moyen de de me le prouver n'est-il pas de me laisser vivre près d'elle pour que j'apprenne à la connaître et à la juger telle qu'elle est?
—Il ne s'agit pas de cela. Je dis que vous ne devez pas vivre sous le même toit, et bien que tu aies ton appartement particulier, il en serait ainsi si nous laissions les choses aller comme elles ont commencé; régulièrement, beaucoup plus régulièrement qu'autrefois, tu déjeunerais avec nous, tu dînerais avec nous, tu passerais tes soirées avec nous, c'est-à-dire avec Madeleine. Pour que cela ne se réalise pas, il n'y a que deux partis à prendre: ou Madeleine quitte notre maison, ou tu t'éloignes toi-même.
—C'est ma mère qui a eu cette idée?
—Ta mère et moi; mais ne nous fais pas porter une responsabilité qui t'incombe à toi-même, et si ce que je viens de te dire te blesse, n'accuse que celui qui nous impose ces résolutions.
—Et où dois-je aller?
—À Madrid, où ta présence sera utile, très-utile aux affaires de notre maison. Tu acceptes cette combinaison, Madeleine reste chez nous, et nous avons pour elle les soins d'un père et d'une mère; tu la refuses, alors je m'occupe de trouver pour elle une maison respectable où elle vivra jusqu'au jour de son mariage.
Léon resta assez longtemps sans répondre.
—Eh bien? demanda M. Haupois. Tu ne dis rien?
—Je sens que votre résolution est par malheur bien arrêtée, je ne lui résisterai donc pas. J'irai à Madrid, car je ne veux pas causer à Madeleine la douleur de sortir de cette maison. Mais pour me rendre à votre volonté, je ne renonce pas à Madeleine. Loin d'elle j'interrogerai mon coeur. L'absence me dira quels sentiments j'éprouve pour elle, quelle est leur solidité et leur profondeur; à mon retour je vous ferai connaître ces sentiments, j'interrogerai ceux de Madeleine et nous reprendrons alors cet entretien. Quand veux-tu que je parte!
—Le plus tôt sera le mieux.
XII
Ce n'était pas la première fois que Léon se trouvait en opposition avec les idées ambitieuses de son père et de sa mère; il les connaissait donc bien et, mieux que personne, il savait qu'il n'y avait pas à lutter contre elles.
Quand sa mère avait dit avec modestie et les yeux baissés: «notre position», tout était dit.
Et, pour son père, il n'y avait rien au-dessus de la fortune «gagnée loyalement dans le commerce».
Tous deux avaient au même point la fierté de l'argent et le mépris de la médiocrité.
Plus jeune que sa soeur de deux ans, il avait vu, lorsqu'il avait été question de marier celle-ci, quelle était la puissance tyrannique de ces idées, qui avaient fait repousser, malgré les supplications de Camille, les prétendants les plus nobles, mais pauvres, pour accepter en fin de compte un baron Valentin, à peine noble mais riche. Combien de fois Camille, qui voulait être duchesse et qui n'admettait qu'avec rage la possibilité d'être simple marquise, avait-elle versé des torrents de larmes. Mais ni larmes ni rage n'avaient touché M. et madame Haupois.
—Nous ne nous amoindrirons pas dans notre gendre.
Cette réponse avait toujours été la même en présence d'un mari pauvre.
S'amoindrir! s'abaisser! pour eux c'était faire faillite moralement.
Que répondre à son père et à sa mère lui disant: «Ce n'est pas Madeleine que nous repoussons, c'est la fille sans fortune?»
Toutes les raisons du monde les meilleures et les plus habiles ne feraient pas Madeleine riche du jour au lendemain; et ce qu'il dirait, ce qu'il tenterait en ce moment, tournerait en réalité contre elle.
Ce qu'il fallait pour le moment, c'était que Madeleine restât près de son père et de sa mère et qu'elle devînt de fait ce qu'elle n'était encore qu'en parole: leur fille.
Et puis d'ailleurs ce temps d'attente aurait cela de bon qu'il serait pour lui-même un temps d'épreuve. Loin de Madeleine, il sonderait son coeur. Et, s'étant dégagé du sentiment de sympathie et de tendresse qui à cette heure le poussait vers elle, il verrait s'il aimait réellement sa cousine, et surtout s'il l'aimait assez pour l'épouser malgré son père et sa mère.
La chose était assez grave pour être mûrement pesée et ne point se décider à la légère par un coup de tête ou dans un mouvement de révolte.
Résolu à partir, il voulut l'annoncer lui-même à Madeleine, et pour cela il choisit un moment où, sa mère étant occupée rue Royale et son père étant à son cercle, il était certain de la trouver seule et de n'être point dérangés dans leur entretien.
—Je viens t'annoncer mon départ pour demain, dit-il.
À ce mot, Madeleine ne montra ni surprise ni émotion, mais tirant un morceau de papier d'un carnet, elle le plia en quatre et le tendit à son cousin.
—Voici la liste des objets que je te prie de me faire expédier, dit-elle.
—Mais je ne vais point à Rouen, je pars pour Madrid.
—Madrid!
Et cette émotion que Léon lui reprochait tout bas de n'avoir point manifestée quelques secondes auparavant fit trembler sa voix et pâlir ses lèvres frémissantes.
—Tu pars! répéta-t-elle tout bas et machinalement: Ainsi tu pars.
—Demain.
—Et tu seras longtemps absent?
Il hésita un moment avant de répondre.
—Je ne sais.
—C'est-à-dire pour être franc que tu ne peux pas prévoir le moment de ton retour, n'est-ce pas? Tu as été si bon, si généreux pour moi, que me voilà tout attristée.
Puis baissant la voix:
—Avec qui parlerai-je de lui?
Et deux larmes coulèrent sur ses joues.
C'était la pensée de son père qui, assurément, faisait couler les larmes, et cette pensée seule.
—Et pourquoi n'en parlerais-tu pas avec mon père? demanda Léon après quelques minutes de réflexion; tu sais qu'ils se sont aimés tendrement comme deux frères, et je t'assure qu'avant cette rupture qui a brisé nos relations, mon père avait plaisir à raconter des histoires de son enfance et de sa jeunesse, auxquelles son frère Armand se trouvait mêlé: tu seras agréable à mon père en lui parlant de ce temps.
—Certes je le ferai.
—Puisque je te demande d'être agréable à mon père, veux-tu me permettre de te donner un conseil, ma chère petite Madeleine?...
Il s'arrêta brusquement, car, se laissant entraîner par son émotion il avait été plus loin, beaucoup plus loin qu'il ne voulait aller.
Mais