ouvrait cette porte et qu’il entraînait le vieux…
– Tu pourrais le reconnaître ?
– Ah ! Oui, chef… un gaillard solide, la peau noire… un type du Midi, pour sûr…
– Ribeira, grinça M. Lenormand, toujours lui ! Ribeira, alias Parbury. Ah ! Le forban, quelle audace ! Il avait peur du vieux Steinweg… il est venu le cueillir, ici même, à ma barbe !
Et, frappant du pied avec colère :
– Mais, cristi, comment a-t-il su que Steinweg était là, le bandit ! Il n’y a pas quatre heures, je le pourchassais dans les bois de Saint-Cucufa et maintenant le voici ! Comment a-t-il su ? Il vit donc dans ma peau ?
Il fut pris d’un de ces accès de rêverie où il semblait ne plus rien entendre et ne plus rien voir. Mme Kesselbach, qui passait à ce moment, le salua sans qu’il répondît. Mais un bruit de pas dans le couloir secoua sa torpeur.
– Enfin, c’est toi, Gourel ?
– C’est bien ça, chef, dit Gourel, tout essoufflé. Ils étaient deux. Ils ont suivi ce chemin, et ils sont sortis par la place Dauphine. Une automobile les attendait. Il y avait dedans deux personnes, un homme vêtu de noir avec un chapeau mou rabattu sur les yeux…
– C’est lui, murmura M. Lenormand, c’est l’assassin, le complice de Ribeira-Parbury. Et l’autre personne ?
– Une femme, une femme sans chapeau, comme qui dirait une bonne et jolie, paraît-il, rousse.
– Hein ? Quoi ! Tu dis qu’elle était rousse ?
– Oui.
Monsieur Lenormand se retourna d’un élan, descendit l’escalier quatre à quatre, franchit les cours et déboucha sur le quai des Orfèvres.
– Halte ! cria-t-il.
Une Victoria à deux chevaux s’éloignait. C’était la voiture de Mme Kesselbach… Le cocher entendit et arrêta. Déjà M. Lenormand avait bondi sur le marchepied :
– Mille pardons, madame, votre aide m’est indispensable. Je vous demanderai la permission de vous accompagner Mais il nous faut agir rapidement. Gourel, mon auto… Tu l’as renvoyée ?… Une autre alors, n’importe laquelle…
Chacun courut de son côté. Mais il s’écoula une dizaine de minutes avant qu’on ramenât une auto de louage. M. Lenormand bouillait d’impatience. Mme Kesselbach, debout sur le trottoir, chancelait, son flacon de sels à la main.
Enfin ils s’installèrent.
– Gourel, monte à côté du chauffeur et droit sur Garches.
– Chez moi ! fit Dolorès stupéfaite.
Il ne répondit pas. Il se montrait à la portière, agitait son coupe-file, se nommait aux agents qui réglaient la circulation des rues. Enfin, quand on parvint au Cours-la-Reine, il se rassit et prononça :
– Je vous en supplie, madame, répondez nettement à mes questions. Vous avez vu Mlle Geneviève Ernemont, tantôt vers quatre heures ?
– Geneviève… oui… je m’habillais pour sortir.
– C’est elle qui vous a parlé de l’insertion du Journal, relative à Steinweg ?
– En effet.
– Et c’est là-dessus que vous êtes venue me voir ?
– Oui.
– Vous étiez seule pendant la visite de Mlle Ernemont ?
– Ma foi… je ne sais pas… Pourquoi ?
– Rappelez-vous. L’une de vos femmes de chambre était là ?
– Peut-être… comme je m’habillais…
– Quel est leur nom ?
– Suzanne… et Gertrude.
– L’une d’elles est rousse, n’est-ce pas ?
– Oui, Gertrude.
– Vous la connaissez depuis longtemps ?
– Sa sœur m’a toujours servie et Gertrude est chez moi depuis des années… C’est le dévouement en personne, la probité…
– Bref, vous répondez d’elle ?
– Oh ! Absolument.
– Tant mieux, tant mieux !
Il était sept heures et demie, et la lumière du jour commençait à s’atténuer quand l’automobile arriva devant la maison de retraite. Sans s’occuper de sa compagne, le chef de la Sûreté se précipita chez le concierge.
– La bonne de Mme Kesselbach vient de rentrer, n’est-ce pas ?
– Qui ça, la bonne ?
– Oui, Gertrude, une des deux sœurs.
– Mais Gertrude n’a pas dû sortir, monsieur, nous ne l’avons pas vue sortir.
– Cependant quelqu’un vient de rentrer.
– Oh ! Non, monsieur, nous n’avons ouvert la porte à personne, depuis… depuis six heures du soir.
– Il n’y a pas d’autre issue que cette porte ?
– Aucune. Les murs entourent le domaine de toutes parts, et ils sont hauts…
– Madame Kesselbach, dit M. Lenormand à sa compagne, nous irons jusqu’à votre pavillon.
Ils s’en allèrent tous les trois. Mme Kesselbach, qui n’avait pas la clef, sonna. Ce fut Suzanne, l’autre sœur, qui apparut.
– Gertrude est ici ? demanda Mme Kesselbach.
– Mais oui, madame, dans sa chambre.
– Faites-la venir, mademoiselle, ordonna le chef de la Sûreté. Au bout d’un instant, Gertrude descendit, avenante et gracieuse avec son tablier blanc orné de broderies. Elle avait une figure assez jolie, en effet, encadrée de cheveux roux. M. Lenormand la regarda longtemps sans rien dire, comme s’il cherchait à pénétrer au-delà de ces yeux innocents. Il ne l’interrogea pas. Au bout d’une minute, il dit simplement :
– C’est bien, mademoiselle, je vous remercie. Tu viens, Gourel ? Il sortit avec le brigadier et, tout de suite, en suivant les allées sombres du jardin, il dit :
– C’est elle.
– Vous croyez, chef ? Elle a l’air si tranquille !
– Beaucoup trop tranquille. Une autre se serait étonnée, m’aurait demandé pourquoi je la faisais venir. Elle, rien. Rien que l’application d’un visage qui veut sourire à tout prix. Seulement, de sa tempe, j’ai vu une goutte de sueur qui coulait le long de son oreille.
– Et alors ?
– Alors, tout cela est clair. Gertrude est complice des deux bandits qui manœuvrent autour de l’affaire Kesselbach, soit pour surprendre et pour exécuter le fameux projet, soit pour capter les millions de la veuve. Sans doute l’autre sœur est-elle aussi du complot. Vers quatre heures, Gertrude, prévenue que je connais l’annonce du Journal et qu’en outre j’ai rendez-vous avec Steinweg, profite du départ de sa maîtresse, court à Paris, retrouve Ribeira et l’homme au chapeau mou, et les entraîne au Palais de Justice où Ribeira confisque à son profit le sieur Steinweg.
Il réfléchit et conclut :
– Tout cela nous prouve : 1°l’importance qu’ils attachent à Steinweg et la frayeur que leur inspirent ses révélations ; 2°qu’une véritable conspiration est ourdie autour de Mme Kesselbach ; 3°que je n’ai pas de temps à perdre, car la conspiration est mûre.
–