la lui tendit.
—Je vous remercie de vous être adressé à moi, c'est une preuve de confiance qui me touche,—il serra chaleureusement la main qu'il avait prise;—je vois que vous avez deviné les sentiments d'estime que vous m'inspirez.
Saniel respira.
—Malheureusement, continua Glady, je ne pourrais faire ce que vous désirez qu'en me mettant en contradiction avec ma ligne de conduite. En entrant dans la vie, j'ai obligé tous ceux qui s'adressaient à moi, et, quand je n'ai pas perdu mes amis, j'ai perdu mon argent. Je me suis donc juré de refuser tout prêt. C'est un serment auquel je ne puis manquer. Que diraient mes vieux amis s'ils apprenaient que j'ai fait pour un jeune ce que je leur ai refusé?
—Qui le saurait?
—Ma conscience.
Ils arrivaient sur le quai Voltaire, où stationnaient des fiacres.
—Voici enfin des voitures, dit Glady, pardonnez-moi de vous quitter, je suis pressé.
III
Glady était monté si vivement en voiture, que Saniel restait sur le trottoir, interloqué; ce fut seulement quand la portière se referma qu'il comprit:
—Sa conscience! murmura-t-il; les voilà donc! Tartufes!
Après un moment d'hésitation, il continua son chemin et prit le pont des Saints-Pères; mais il marchait à pas hésitants, en homme qui ne sait où il va. Bientôt il s'arrêta et, appuyant ses deux bras sur le parapet, il regarda la Seine couler rapide, sombre, avec de petites vagues qui se frangeaient d'écume blanche à la circonférence des remous. La pluie ne tombait plus, mais le vent soufflait toujours en rafales, soulevant la rivière et balançant dans l'obscurité les feux rouges et verts des bateaux-omnibus. Des passants allaient et venaient, et plus d'un l'examinait du coin de l'oeil, se demandant ce que faisait là ce grand corps et s'il n'allait pas se jeter à l'eau.
Et pourquoi pas? Quoi de mieux à faire?
C'était, en effet, ce que Saniel se disait en regardant l'eau couler: un plongeon, et il en finissait avec la lutte écrasante engagée follement depuis quatre ans et qui, à la fin, affolait son esprit.
Ce n'était pas la première fois que cette idée d'en finir le tentait, et il ne l'avait écartée qu'en inventant sans cesse de nouvelles combinaisons qui, semblait-il au moment même où elles lui venaient à l'esprit, pouvaient le sauver. Pourquoi s'abandonner avant d'avoir tout essayé, tout épuisé? Voilà comment il en était arrivé à Glady. Il le connaissait cependant et savait que sa réputation d'avarice, dont tout le monde plaisantait, reposait sur des faits certains; mais il s'était dit que, si le propriétaire refusait obstinément tout prêt amical, qui ne devait servir qu'à payer des dettes de jeunesse, le poète pouvait très bien vouloir remplir le rôle de la Providence et sauver du naufrage, sans rien risquer, un homme d'avenir qui, plus tard, lui rendrait ce service reçu. Et c'était dans ces conditions qu'il avait risqué sa demande. Le propriétaire avait répondu; le poète s'était tu. Maintenant, rien à attendre de personne. Celui-là était le dernier.
En expliquant sa situation à Glady, il en avait plutôt atténué la misère qu'il ne l'avait exagérée. Ce n'était pas seulement à son tapissier qu'il devait, c'était aussi à son tailleur, à son bottier, au charbonnier, à son concierge, à tous ceux avec qui il était en relations. En réalité, ses créanciers ne l'avaient pas trop harcelé jusqu'à ce jour, parce qu'ils comptaient être payés, mais il n'en allait plus être de même quand ils le verraient poursuivi: eux aussi mettraient les huissiers en marche; alors comment se défendrait-il? Comment vivrait-il? Il n'aurait d'autre ressource que de retourner à l'hôtel du Sénat, où ils ne le laisseraient pas tranquille, ou bien de s'en aller dans son pays natal se faire médecin de campagne. Dans l'un comme dans l'autre cas c'était le renoncement à toutes ses ambitions. Mieux ne valait-il pas la mort?
A quoi était bonne la vie si elle ne lui donnait rien de ce qu'il avait rêvé et de ce qu'il voulait?
Comme beaucoup de ceux qui sont en contact habituel avec la mort, la vie était en soi peu de chose pour lui, la sienne aussi bien que celle des autres. Avec Hamlet il disait: «Mourir... dormir, rien de plus», mais sans ajouter: «Mourir... dormir, rêver peut-être», bien certain que les morts ne rêvait pas; et qu'y a-t-il de meilleur que de dormir pour ceux dont la route a été dure?
Il restait ainsi absorbé dans sa pensée, lorsqu'un corps, s'interposant entre lui et le bec de gaz vacillant, projeta une ombre sur sa tête qui machinalement le fit se redresser. Qui était là? Simplement un sergent de ville qui était venu s'adosser au parapet sur lequel lui-même s'appuyait, il comprit: assurément son attitude était celle d'un homme qui va se jeter à la rivière et le sergent de ville se postait là pour l'en empêcher.
—Merci! dit-il au sergent de ville ébahi.
Et il reprit sa route, marchant vite, mais entendant distinctement l'homme de police qui lui emboîtait le pas, le prenant pour un fou qu'il faut surveiller.
Quand il quitta le pont des Saints-Pères pour la place du Carrousel, cette surveillance cessa, et il put revenir à ses réflexions librement, au moins aussi librement que le permettaient son trouble et son découragement:
—Ce sont les faibles qui se tuent; les forts luttent jusqu'à leur dernier souffle.
Et, si bas qu'il fût, il n'en était pas encore à ce dernier souffle.
Lorsqu'il s'était décidé à s'adresser à Glady, il avait hésité entre celui-ci et un usurier appelé Caffié qu'il ne connaissait pas personnellement, mais dont il avait souvent entendu parler comme d'un vrai coquin s'occupant de toute sorte d'affaires, des mauvaises de préférence aux bonnes, de successions, de mariages, d'interdictions, de chantages; et, s'il n'avait-point été à lui, c'était autant par crainte d'être refusé que par peur de se mettre dans de pareilles mains, au cas où elles voudraient bien l'accepter. Mais ces scrupules et ces craintes n'étaient plus de saison: puisque Glady lui manquait, coûte que coûte et quoi qu'il pût en advenir, il fallait bien se retourner du côté du coquin.
Il savait que Caffié demeurait rue Sainte-Anne, mais il ignorait son numéro: il n'eût qu'à entrer chez un de ses clients, marchand de vin, rue Thérèse, pour le trouver en consultant le Bottin. C'était à deux pas; et tout de suite il décida de risquer l'aventure; l'affaire pressait. Découragé par toutes les démarches qu'il avait essayées jusqu'à ce jour, rebuté par les espoirs trahis, irrité par les rebuffades reçues, il ne s'abusait pas sur les chances de cette dernière tentative, mais enfin il devait la faire, si peu solides que fussent ces chances.
C'était une vieille maison de la butte des Moulins qu'habitait Caffié et qui, autrefois, avait dû être un hôtel particulier: elle se composait de deux corps de bâtiment, l'un sur la rue, l'autre sur une cour intérieure. Une porte cochère donnait accès dans cette cour, et sous sa voûte, après un escalier, se trouvait la loge du concierge. Ce fut vainement que Saniel frappa à cette porte: fermée à clef, elle ne s'ouvrit point; il dut attendre quelques instants et, dans son impatience nerveuse, il se mit à marcher en long et en large dans la cour. Enfin, une vieille femme cassée et voûtée parut, un rat-de-cave à la main, et s'excusa: seule, elle ne pouvait pas être partout en même temps, à garder sa loge et à allumer dans l'escalier de la propriétaire. C'était au premier étage que demeurait Caffié, dans le corps de bâtiment sur la rue.
Saniel monta au premier et sonna; un temps assez long, ou tout au moins qui parut très long à son inquiétude, s'écoula avant qu'on lui répondît; à la fin, il entendit un pas lent et traînant sur le carreau, et la porte s'entr'ouvrit, mais retenue par la main et par le pied:
—Qui demandez-vous?
—M. Caffié.
—C'est