Hector Malot

Conscience


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ni dentiste. Certainement je crois à la médecine; mais; quand je me suis adressé à des médecins, ce qui ne m'est arrivé que rarement, j'ai remarqué qu'ils pensaient à leurs propres affaires beaucoup plus qu'à ce que je leur disais, et cela m'a éloigné d'eux; moi, mon cher monsieur, quand un client me consulte, je me mets à sa place et j'entre dans sa peau.

      Pendant qu'il parlait, Saniel l'examinait, ce qu'il n'avait pas fait jusqu'à ce moment, et il constatait en lui des signes d'un amaigrissement rapide tout à fait caractéristiques; il flottait dans ses vêtements, faits pour un homme moitié plus gros qu'il ne l'était maintenant; son visage était rouge et luisant comme s'il eût été recouvert d'une couche de sucre de cerise.

      —Voulez-vous me montrer vos dents? demanda Saniel; il serait peut-être possible de soulager vos douleurs.

      —Vous croyez....

      Son examen ne fut pas long.

      —Vous avez la bouche sèche bien souvent, n'est-ce pas? demanda-t-il.

      —Oui.

      —Votre soif est vive?

      —Vraiment gênante.

      —Dormez-vous bien?

      —Non.

      —Vous avez des troubles dans la vue?

      —Oui.

      —Ne vous êtes-vous pas aperçu que vous mettiez des taches poisseuses à votre linge?

      —Sans doute; mais je n'y ai pas attaché d'importance.

      —Mangez-vous bien?

      —Je dévore; et, plus je mange, plus je maigris; je tourne au squelette.

      —Je vois que vous gardez à la nuque des cicatrices de furoncles.

      —Ils m'ont fait assez souffrir, les coquins; mais ils sont partis comme ils étaient venus. Dame! on n'est plus jeune à soixante et onze ans, on a ses petits ennuis; car ce ne sont que des ennuis, n'est-ce pas?

      —Assurément; avec quelques précautions et un régime que je vous indiquerai, si vous le voulez bien, vous vous en débarrasserez facilement. Je vais toujours vous faire une ordonnance pour calmer vos douleurs de dents.

      —Nous reparlerons du reste, car nous allons avoir occasion de nous revoir si, comme je le présume, vous appréciez les avantages de la proposition que je vous ai faite.

      —Je voudrais y réfléchir,

      —Rien de plus juste; d'ailleurs il n'y a pas urgence.

      —Où il y a urgence, c'est avec moi; car, si je ne paye pas Jardine, je me trouve dans la rue, ce qui n'est pas une position à offrir à une femme.

      —Dans la rue, dans la rue! Les choses n'iront pas aussi vite que cela. Où en sont les poursuites?

      —Elles vont commencer; Jardine m'en a menacé.

      —Elles vont commencer; elles ne sont pas commencées. Si, comme je le présume, il procède par une saisie-revendication, nous aurons du temps avant le jugement. Devez-vous quelque chose à votre propriétaire?

      —Le terme échu le 15.

      —Ne le payez pas.

      —Cela est facile; il n'y a même que cela qui me soit facile.

      —C'est un obstacle dans les jambes de votre Jardine et qui peut l'arrêter un moment. Nous pourrons ainsi manoeuvrer plus aisément. L'essentiel est de m'avertir aussitôt que le feu commencera. Au revoir donc, cher monsieur.

       Table des matières

      Bien que Saniel n'eût aucune expérience des affaires, il n'était pas assez naïf pour ne pas comprendre que Caffié, en lui refusant ce prêt, voulait le tenir dans une dépendance étroite.

      —Le calcul est simple, se dit-il, en descendant l'escalier; il se charge de ma défense et la conduit de telle sorte qu'un beau jour, qui n'est pas loin, je ne peux me sauver qu'en tendant la main à la jeune fille charmante. Quel gredin!

      Cependant, telle était la situation, qu'il devait se trouver heureux d'obtenir le concours de ce gredin: au moins, c'était du temps gagné, et Jardine, en voyant qu'il n'avait plus devant lui un mouton disposé à se laisser égorger, accepterait peut-être un arrangement raisonnable; le tout était de manoeuvrer de façon que Caffié n'empêchât pas cet arrangement.

      Par malheur, il se sentait peu propre à cette manoeuvre, ayant toujours été droit devant lui, l'oeil fixé sur son but, ne pensant qu'au travail qui le lui ferait atteindre;—et voilà que maintenant il fallait qu'il s'improvisât diplomate; en se pliant à des finesses, à des roueries qui n'étaient pas du tout dans sa nature brutale: il avait commencé en ne disant pas tout de suite à Caffié ce qu'il pensait de ses propositions; mais il est plus difficile d'agir que de se contenir, de parler que de se taire.

      Que dirait-il, que ferait-il, quand le moment de l'action serait venu?

      Il arriva chez lui sans avoir rien trouvé, et, comme il passait devant la loge du concierge, absorbé dans sa préoccupation, il entendit qu'on l'appelait:

      —Monchieur le docteur, voulez-vous bien entrer un moment, je vous prie?

      Il pensa que c'était quelque consultation qu'on voulait lui demander, un pays qui attendait son retour comme cela se produisait si souvent, et, bien qu'il ne fût pas en disposition d'écouter patiemment des bavardages imbéciles, il revint sur ses pas et entra dans la loge.

      —C'est cha qu'on a apporté, dit le concierge en lui tendant une feuille de papier timbré couverte d'une écriture courue.

      Cha, c'était le commencement du feu dont Caffié avait parlé. Sans la lire jusqu'au bout Saniel la mit dans sa poche et se prépara à sortir; mais le concierge le retint.

      —Je voudrais dire deux mots à monchieur le docteur relativement à ce papier.

      —Vous l'avez lu?

      —Pour cha non, mais j'ai causé avec le clerc d'huissier qui me l'a remis «parlant à ma perchonne» et il m'a expliqué la situation. C'est-y malheureux, monchieur le docteur!

      Il ne manquait plus à Saniel que d'être plaint par son concierge.

      —Elle n'est pas ce qu'on vous a dit, répliqua-t-il avec hauteur.

      —Allons, tant mieux! j'en suis bien content, pour vous et pour moi. Vous pourrez me payer ma petite note.

      —Vous me la donnerez.

      —Je vous l'ai déjà donnée deux fois, mais je l'ai refaite; la voilà.

      La réclamation d'un créancier paralysait Saniel ou bien il restait bouche béante, étouffé par l'humiliation, ou bien il ne trouvait à répondre que des maladresses. Prenant la note que le concierge lui tendait, il la mit dans sa poche en balbutiant quelques mots.

      —Voyez-vous, monchieur le docteur, faut que je vous dise ce que j'ai sur le coeur depuis longtemps. Vous êtes mon pays et je vous estime trop pour ne pas parler. En prenant votre appartement, en vous engageant avec votre tapissier vous avez fait plus que force: vous vous épuisez; quittez cet appartement, prenez celui d'en face qui coûte moitié moins, et ça ira. Vous ne serez pas forcé d'abandonner le quartier. Qu'est-ce que deviendraient les pays si vous nous quittiez? Vous êtes un bon médecin, tout le monde le reconnaît et le dit, les pays s'entend. Maintenant, pour ma petite note, il est convenu que je passerai le premier, n'est-ce pas, comme de juste?

      —Aussitôt que j'aurai de l'argent, je vous payerai.

      —C'est dit?

      —Je vous le promets.