sous des sourcils touffus et se rejoignaient à la naissance du nez comme deux sabres recourbés; le front grand et pur était encadré dans une forêt de cheveux coupés en brosse et de même couleur que les moustaches.
—Mademoiselle, dit-il en s'inclinant bien bas et en enveloppant la jeune fille d'un regard plein d'amour, Mme Bakounine s'étant subitement trouvée indisposée, n'a pu m'accompagner; néanmoins, voyant combien grande était mon impatience de connaître mon sort, elle m'a engagé à venir, en m'assurant que vous seriez assez aimable pour me présenter à monsieur votre père... alors, malgré le caractère un peu irrégulier de cette démarche...
Séléna sourit finement et répondit en rougissant un peu:
—En effet, ce n'est peut-être pas très... très diplomate... mais enfin, il y a cas de force majeure.
Et elle ajouta, très gracieuse, en désignant un siège au jeune homme:
—Vous excuserez mon père, monsieur, il vient de me quitter à l'instant pour changer ses vêtements de laboratoire contre un costume plus convenable.
Puis aussitôt, se rapprochant du comte de Flammermont:
—Ah! monsieur, dit-elle à voix basse, si vous saviez...
Tout de suite il s'inquiéta et demanda:
—Qu'arrive-t-il?
Comme elle allait répondre, M. Ossipoff parut, grotesquement accoutré d'un habit noir démodé découvrant une chemise toute froissée et salie par les travaux du laboratoire et autour du col de laquelle, une cravate blanche fripée était nouée comme une ficelle.
Les mains tendues, il s'avança au-devant du jeune homme qui lui aussi se précipita.
—Excusez-moi, monsieur, dit le comte de Flammermont, de venir troubler ainsi dans ses travaux et ses études l'homme de génie auquel la Russie et le monde entier doivent tant de belles et grandes découvertes.
—Vous êtes tout excusé, monsieur, répondit Ossipoff, car c'est un grand bonheur pour moi que de serrer les mains de l'auteur des Continents du Ciel et de l'Astronomie du Peuple...
Gontran, tout interloqué, regarda le vieillard en écarquillant les yeux, puis son regard glissa jusqu'à Séléna et sa surprise s'accrut encore en apercevant la jeune fille, un doigt placé sur la bouche.
M. Ossipoff remarqua l'attitude du jeune homme et répliqua:
—Vous paraissez surpris... mais, mon cher monsieur, la Russie n'est pas un pays de sauvages... nous nous occupons du mouvement scientifique des autres nations et, en ce qui vous concerne personnellement...
Il le prit sans façon par la main et, l'entraînant devant l'une des immenses vitrines qui couraient le long du mur, montrant leurs tablettes surchargées de bouquins:
—Tenez, dit-il, en lui désignant du doigt d'énormes in-folio, reliés en maroquin et sur le dos desquels brillaient des inscriptions en lettres dorées, vous voyez que vous avez la place d'honneur.
Gontran était atterré, car un regard jeté sur ces volumes venait de lui faire comprendre la confusion dont le vieillard était victime: c'étaient les Continents du ciel, l'Astronomie du peuple, les Mondes planétaires, l'Atmosphère Terrestre, tous ouvrages dus à la plume du célèbre astronome français Flammermont.
Mickhaïl Ossipoff s'imaginait avoir affaire à l'auteur de ces remarquables travaux, alors que lui, Gontran de Flammermont, comte par naissance et diplomate par désœuvrement, haïssait de toutes ses forces tout ce qui ressemblait à la science. Les seuls mots «d'équation du premier degré», de «polynôme», de «bissectrice» lui donnaient la migraine, et voilà qu'il était confondu avec l'un des savants qui sont l'honneur de son pays!
En vérité le hasard faisait bien les choses!
Et tout de suite, il comprit combien ses projets matrimoniaux avaient de chances d'échouer, maintenant que le vieillard croyait que l'homme qui aspirait à la main de sa fille était comme lui un savant, comme lui un être naviguant dans l'infini, habitant plus les astres que la terre, s'intéressant davantage aux volcans de la lune et aux taches du soleil, qu'aux grandes marées et aux éruptions volcaniques de notre pauvre planète.
Cependant, d'un naturel plein de franchise et de droiture, il ne put se décider à entretenir l'erreur du savant et il lui dit:
—Je ne sais, monsieur Ossipoff, qui a pu causer votre erreur; mais je dois vous avouer humblement que je ne suis pas celui que vous croyez.
Comme par enchantement l'attitude du vieillard changea.
—Que m'as-tu donc dit? demanda-t-il en s'adressant à Séléna d'un ton rogue, ne m'as-tu pas raconté que monsieur s'appelait Flammermont?
—Effectivement, mon cher père, répondit la jeune fille, mais je ne vous ai point dit que monsieur fût le savant que vous croyez.
Aussitôt, le vieillard s'écarta et se redressant d'un air soupçonneux:
—Alors, fit-il sèchement, que vient faire ici monsieur?
Le comte se tourna vers Séléna.
—Je croyais, murmura-t-il, que mademoiselle votre fille vous avait expliqué...
Séléna prit la parole.
—Je vous ai dit, mon père, que M. de Flammermont m'aimait et qu'il venait aujourd'hui vous demander ma main.
Et voyant les sourcils contractés et l'attitude hostile du vieillard elle ajouta pour l'amadouer un peu:
—Du reste, Mme Bakounine et moi n'avons encouragé monsieur à faire auprès de vous une semblable démarche, que lorsque nous avons su que vous et lui êtes en communion d'idées.
Le visage d'Ossipoff se dérida un peu.
Celui de Gontran refléta l'étonnement le plus profond.
—Oui, poursuivit Séléna en adressant au jeune homme un regard d'intelligence, monsieur le comte est plus qu'un ami des sciences; c'est un fervent adepte que ne laisse indifférent aucun des grands progrès qui intéressent notre époque... En dehors de la carrière diplomatique qu'il a dû suivre, il a continué à s'occuper d'astronomie, de chimie et de physique et de bien d'autres choses encore...
M. de Flammermont regarda la jeune fille d'un air effaré.
Le vieux savant, lui, fixa sur le jeune homme des regards subitement adoucis.
—Vous êtes le bienvenu dans mon logis, monsieur, donnez-vous la peine de vous asseoir.
Et indiquant un siège au visiteur, il s'enfonça dans son fauteuil, tandis que, par une manœuvre habile, Séléna se plaçait sur un pouf de tapisserie, juste derrière la chaise de Gontran.
Une fois installée, à moitié noyée dans la demi-obscurité qui régnait dans la pièce, elle se pencha un peu et murmura:
—Ne craignez rien, laissez parler mon père et comptez sur moi.
Le jeune homme, un peu rassuré par ces mots, se prépara à faire bonne contenance et à soutenir du mieux qu'il pourrait l'assaut qu'il prévoyait.
—Vous êtes sans doute parent de l'auteur des Continents célestes?