H. de Graffigny

Aventures extraordinaires d'un savant russe: La lune


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      —Effectivement.

      Aussitôt, le vieillard, comme intéressé au plus haut point par cette réponse, roula son fauteuil tout près de celui du jeune homme.

      —Et vous vivez sans doute beaucoup dans sa société?

      —Autant que je le puis, répliqua Gontran décidé à faire les réponses que semblaient solliciter les questions.

      Le visage de M. Ossipoff s'illumina.

      —En ce cas, dit-il, vous devez être imprégné de ses théories, j'entends de ses vraies théories, de celles qu'il émet dans l'intimité.

      —Imprégné n'est peut-être pas tout à fait juste, fit Gontran qui craignait de trop s'avancer, mais enfin je suis, j'ose le dire, assez au courant des pensées de cet illustre savant.

      Et il ajouta in petto:

      —Je veux que le diable me cuise tout vif si je sais un mot de ce que pense mon digne homonyme.

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      Quant à Ossipoff, il se frottait les mains, d'un air de parfait contentement.

      —Voyons, monsieur le comte, dit-il à brûle-pourpoint, que pensez-vous personnellement de la lune?

      Le jeune homme demeura quelques instants tout abasourdi, se creusant la cervelle pour y trouver une réponse qui pût satisfaire le vieux savant, lorsque celui-ci ajouta:

      —Je m'explique... Croyez-vous,—comme la plupart des astronomes, qui partent de ce point que la lune n'a point d'atmosphère et qu'on n'y voit rien remuer,—pensez-vous que notre satellite est un monde mort et un astre dépourvu de toute espèce de vie, animale et végétale?

      —Certes, je n'ai pas la prétention de rien affirmer, fit alors Gontran qui ne voulait pas se compromettre, cependant, la raison la plus élémentaire, le plus simple bon sens nous conduisent à penser...

      —... Que la lune est le séjour d'habitants quelconques, et vous avez raison, termina de la meilleure foi du monde Ossipoff, qui crut deviner le sens ambigu des paroles du jeune homme.

      Et il ajouta mentalement, considérant ces paroles comme les reflets des théories du célèbre Flammermont:

      —Je m'étais toujours douté que Flammermont pensait ainsi. Cela se voit entre les lignes de ses ouvrages.

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      Puis tout haut:

      —Ainsi vous êtes partisan de la doctrine de la pluralité des mondes habités?

      —C'est la seule qui réponde à mes sentiments intimes, répliqua avec feu le jeune homme qui ne savait seulement pas quelle était cette doctrine dont parlait le vieux savant, mais qui avait entendu Séléna lui souffler l'affirmative.

      Ossipoff se leva et, le front penché, absorbé dans ses pensées, fit quelques pas à travers son cabinet de travail.

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      Puis s'arrêtant devant le jeune Français:

      —Ma fille avait raison, mon ami, de dire que nous sommes en communion d'idées; oui, je le vois, vous êtes un amateur de ces grandes choses qui distinguent l'humanité de la brute dont elle n'a malheureusement gardé que trop souvent les regrettables instincts; et je suis heureux de constater que vous considérez la lune comme une province annexée à cette terre où nous sommes condamnés à ramper... Quant à moi, je le déclare bien haut, la lune deviendra tôt ou tard une de nos colonies célestes.

      —Mais... interrompit Gontran, avec un geste de dénégation.

      —Vous vous êtes dit sans doute, poursuivit Ossipoff, que cette colonie serait peut-être bien difficile à fonder, vu que la science n'a jusqu'à présent imaginé aucun moyen de locomotion pour quitter notre globe terraqué et franchir une centaine de mille lieues à travers le vide!

      —Il est vrai, fit le jeune homme en ayant toutes les peines du monde à conserver son sérieux.

      —Puis, vous pensez aussi que le pays que l'on coloniserait est affreux et forme un séjour des plus tristes et cela parce que le télescope ne nous y fait apercevoir que des rochers se considérant dans un éternel silence et qu'éclaire, pendant 354 heures de suite, un soleil implacable dont aucun nuage ne vient adoucir l'intensité.

      Le comte de Flammermont écoutait, immobile, de peur que le moindre geste ne fût interprété par son interlocuteur comme une contradiction aux théories qui lui étaient chères.

      Ossipoff poursuivit:

      —A cela, je vous réponds que je pense, comme Airy et bien d'autres astronomes et cosmographes, qu'il ne faut pas se hâter de conclure en prenant comme base ce que nos lunettes imparfaites nous permettent de distinguer... le plus puissant télescope, en effet, nous fait apercevoir du sol de la lune juste ce que nous en apercevrions si nous planions en ballon à cent lieues au-dessus de lui.

      Le vieillard eut un mouvement d'épaules plein de commisération.

      —Or, je vous le demande, ajouta-t-il, que peut-on voir à cent lieues de distance? des objets ayant plusieurs centaines de mètres de hauteur ou de largeur; ainsi les pyramides d'Égypte transportées dans la lune demeureraient invisibles pour nos plus puissants appareils d'optique! et on vient nous objecter que la lune est un astre mort, inhabité et inhabitable parce que nous la voyons de trop loin pour distinguer ses villes, ses habitants, ses végétaux et ses animaux!... mais c'est insensé!

      —Il est vrai, cependant,... commença le diplomate.

      Ossipoff lui coupa la parole.

      —Oh! je vous vois venir, répliqua-t-il en le menaçant de son index... vous allez me dire que si la lune peut être habitée par des êtres créés exprès pour vivre heureux dans un monde qui n'a ni nuages, ni eau, il ne s'ensuit pas que cette planète soit habitable pour des hommes comme nous; en un mot que transporté là-bas, rien ne prouve que vous y puissiez vivre, parce que pour cela il faudrait que votre conformation, en harmonie avec les forces en action sur la terre, fût encore, par le plus grand des hasards, en harmonie avec les éléments existant sur notre satellite.

      Gontran allait répondre lorsque, se sentant tirer en arrière par le pan de sa redingote, il comprit que Séléna lui recommandait le silence et il se tut.

      —A cela, poursuivit le savant, je répondrai avec Hansen que la lune a la forme d'un œuf, dont le petit bout regarde la terre et dont le centre de gravité est placé à soixante kilomètres du point central intérieur de l'hémisphère qui nous est inconnu; or, s'il existe une atmosphère et des liquides dans notre satellite, comme j'en suis convaincu, ils doivent s'être trouvés attirés dans cet hémisphère, n'ayant pu demeurer longtemps dans celui que nous voyons par suite de l'attraction de la terre et de l'existence de ce centre de gravité.

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      Ici, Ossipoff fit une pause, regardant victorieusement le jeune homme, espérant sans doute une marque d'approbation qui, d'ailleurs, ne se fit pas attendre.

      —Voilà qui est parlé! s'écria chaleureusement M. de Flammermont, vos déductions sont justes, illustre maître, et, quant à moi, j'ai toujours pensé, contrairement à l'opinion générale, qu'il devait y avoir des habitants dans la lune et qu'il se pourrait fort bien que l'homme terrestre s'y acclimatât.

      Et il ajouta en souriant:

      —Mais comme on n'ira jamais y essayer...

      —Qu'en savez-vous? s'écria Ossipoff en se croisant les bras et en regardant le comte d'un air de défi. Est-ce la distance qui vous effraye? Belle affaire,