H. de Graffigny

Aventures extraordinaires d'un savant russe: La lune


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là, je l'arrêterai quand il faudra.

      —Que de mystère! pensa Gontran... après tout, ces drôles de tout à l'heure ont peut-être raison... qui sait si ce vieux fou ne m'emmène pas à une réunion secrète de nihilistes?

      Néanmoins, il transmit les instructions du vieillard à l'iemstchick qui, rassemblant ses chevaux, les enveloppa de la flexible et longue lanière de son fouet, en ajoutant à ce stimulant un claquement de langue particulier.

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      Les bêtes partirent au grand trot et le droschki, glissant sans bruit sur la neige, fila dans la direction des hauts quartiers de Pétersbourg.

      La neige avait cessé de tomber et le ciel, très pur et très découvert, étendait sur la ville silencieuse sa coupole d'un bleu sombre que piquaient les étoiles comme des clous d'or.

      Les deux hommes, enfoncés sous leurs fourrures pour se préserver du froid beaucoup plus intense que pendant la soirée, se taisaient, absorbés chacun dans leurs réflexions, d'ordre bien différent.

      Gontran, les yeux vagues, songeait à Séléna dont la grâce et la beauté l'avaient séduit tout entier, et la vision de la jeune fille amenait sur les lèvres du comte un petit sourire, reflet du grand bonheur dont son âme était remplie. Cependant, parfois ce sourire disparaissait et faisait place à une moue inquiète, lorsque les regards de M. de Flammermont venaient à tomber sur son compagnon et lorsqu'il songeait à ce tête-à-tête dans lequel allait peut-être sombrer son amour.

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      Et, mentalement, le jeune homme repassait dans sa mémoire tous les noms et tous les chiffres dont avait été assaisonné le thé si gracieusement offert par Séléna, se promettant d'utiliser ces notions astronomiques et d'en tirer le meilleur parti possible.

      —Après tout, pensait-il, je ne suis pas plus bête qu'un autre et ce M. Ossipoff est si distrait...

      Puis, après un moment:

      —C'est égal, ajouta-t-il, toujours in petto, j'aimerais mieux aller à un congrès de nihilistes... ce serait peut-être plus dangereux pour moi, mais au moins mon amour ne courrait aucun risque.

      De son côté, Ossipoff songeait; et, contrairement à ce que supposait Gontran, le vieux savant n'était pas «parti pour la lune».

      Il était au contraire tout à la situation, comme le jeune homme eût pu s'en convaincre s'il avait aperçu les coups d'œil rapides qu'à maintes reprises le vieillard lançait à la dérobée sur son compagnon.

      Et il semblait que ses yeux eussent acquis dans leur fréquentation avec les lunettes et les télescopes un peu de la propriété des verres grossissants, et qu'ils possédassent une acuité particulière grâce à laquelle il pût sonder les profondeurs de l'âme humaine comme il sondait l'immensité des cieux.

      Les sourcils légèrement froncés, la paupière demi-close et les lèvres un peu pincées, il se concentrait en lui-même, analysant en son cerveau, comme dans un alambic, ce que ses regards avaient saisi de particulier dans la physionomie et l'attitude du jeune homme, cherchant à deviner le tempérament en présence duquel il se trouvait.

      Était-ce le père qui voulait pressentir la dose de bonheur que pouvait donner à sa fille l'homme qui aspirait à devenir son gendre? n'était-ce pas plutôt le savant désireux de savoir jusqu'à quel point il pouvait se confier à ce collaborateur naturel que l'amour lui procurait?

      Pendant ce temps, le droschki, après avoir longé la rive droite de la Neva, avait traversé le fleuve vis-à-vis le palais de l'Amirauté, et, laissant à sa gauche le Garskowaïa et la Perspective Newski, s'était engagé dans la Woznecenskaïa, qu'il suivit dans toute sa longueur, entraîné par le trot rapide de ses chevaux, soulevant sous leurs sabots une poussière de neige qu'ensanglantait le reflet rouge des lanternes.

      Ensuite, tournant à droite, la voiture se trouva tout à coup dans la banlieue de Pétersbourg et glissa sans bruit, pendant un quart d'heure, à travers les ruelles silencieuses et endormies du faubourg de Poulkowa.

      Puis soudain l'iemstchick tira sur les guides, les chevaux s'arrêtèrent et lui-même, se penchant sur son siège, demanda:

      —Où dois-je conduire maintenant, monsieur le comte?

      Gontran toucha du doigt le bras de Mickhaïl Ossipoff.

      —Le cocher désire savoir quel chemin il lui faut prendre.

      Le savant, comme réveillé en sursaut, se redressa au milieu de ses fourrures, et, après avoir jeté autour de lui un regard rapide, reconnut le quartier et répondit:

      —Nous allons descendre ici.

      Et avant même que M. de Flammermont eût pu faire une objection, Ossipoff avait sauté sur la neige durcie et invitait du geste son compagnon à l'imiter.

      Puis s'adressant au cocher:

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      —Tu resteras ici, commanda-t-il, et tu attendras jusqu'à ce que nous revenions.

      Cela dit, il prit le bras de Gontran et, avec plus d'agilité qu'on n'en aurait pu attendre d'un homme de son âge, il l'entraîna par une ruelle étroite et sombre qu'éclairait seule la blancheur du tapis de neige étendu sous leurs pas.

      —Pour sûr, murmurait à part lui le jeune homme, nous allons assister à quelque réunion secrète où va se discuter sans doute un moyen quelconque de mettre à mort l'empereur de toutes les Russies!... en vérité, me voilà bien!... et pour un attaché à l'ambassade de la République française... c'est là une occupation des mieux choisies.

      Et cependant, la douce image de Séléna l'entraînait en avant malgré sa raison qui lui commandait de s'arrêter; pas un instant il ne songea à retourner en arrière ou même à poser une question à son guide; l'amour le rendait fataliste et il pensait, comme les orientaux, «que ce qui est écrit est écrit».

      Tout à coup, les masures qui bordaient la droite de la ruelle disparurent pour faire place à une haute muraille que Mickhaïl Ossipoff et Gontran de Flammermont suivirent sur une longueur de cinquante mètres.

      Puis, soudain, le vieux savant s'arrêta, fouilla sous son épaisse fourrure et sortit de sa poche une clef qu'il introduisit dans la serrure d'une petite porte percée dans la muraille et que Gontran n'avait point remarquée.

      —Nous sommes arrivés? murmura le jeune homme.

      —Presque, répondit Ossipoff en s'effaçant pour lui laisser franchir le seuil de la porte qui, sans bruit, avait tourné sur ses gonds.

      A sa grande surprise, le jeune comte se trouva dans une vaste cour, entourée de trois côtés par une haute muraille semblable à celle qu'il venait de longer et formant ainsi un parallélogramme dont la quatrième face était occupée par un monument d'aspect imposant surmonté d'une coupole arrondie en dôme d'église.

      —Qu'est-ce que cela peut bien être? se demandait Gontran en jetant tout autour de lui des regards curieux, pendant qu'Ossipoff refermait la porte avec soin.

      —Si vous voulez me suivre, fit le vieux savant en traversant la cour, juste dans la direction des bâtiments qui se dressaient noirs et silencieux en face d'eux.

      A l'aide d'une autre clef, Ossipoff ouvrit une nouvelle porte et poussa devant lui Gontran qu'une légère émotion étreignait à la gorge; les deux hommes se trouvèrent alors dans une obscurité profonde.

      —Donnez-moi votre main, chuchota le vieillard à l'oreille de Gontran, et laissez-vous conduire sans crainte... surtout ayez