savant tressaillit, se méprenant au sens des paroles du jeune homme et répondit avec vivacité:
—Non pas... non pas, car, ainsi que je vous l'ai dit, la lune n'est pour moi que la première station d'un voyage céleste et j'ai bien l'intention de vous faire parcourir aujourd'hui toute l'immensité planétaire et stellaire.
Gontran sourit doucement.
—Vous ne m'avez point compris, cher monsieur... j'ai voulu vous demander si nous n'aborderions pas une autre question, intéressante aussi celle-là... à un autre point de vue peut-être, mais...
Le vieux savant arrondit ses yeux.
—Une autre question aussi intéressante que la lune... murmura-t-il avec un doute dans la voix.
—Dame! monsieur Ossipoff, répondit Gontran, l'astronomie c'est fort beau... mais l'amour, ce n'est pas vilain non plus... et vous savez que j'aime Mlle Séléna et que je suis venu ce soir vous demander sa main...
Ossipoff plissa ses paupières et fixa sur le jeune homme un regard plein de finesse.
—De la lune à ma fille, il n'y a peut-être pas tant de distance que vous le pouvez supposer, dit-il.
—Dame! quelque chose comme 96,000 lieues, répliqua Gontran dont la mémoire avait, par hasard, retenu ce nombre.
Et il ajouta en plaisantant:
—En astronomie, cette distance n'est rien... mais en amour...
Et un gros soupir compléta sa phrase.
Le savant demeura un moment silencieux, enveloppant comme il l'avait fait dans la voiture le jeune homme de regards perçants et scrutateurs, puis, enfin:
—Je vais vous prouver, dit-il, qu'en amour il est des circonstances où les distances sont nulles.
Il fit une nouvelle pause, regardant fixement Gontran qui prêtait l'oreille.
—Monsieur le comte de Flammermont, dit enfin le vieillard d'une voix grave, vous aimez ma fille?
—Profondément, monsieur Ossipoff.
—Mais vous êtes-vous fait cette réflexion que j'étais vieux et que, ma fille une fois mariée, je resterais seul sur cette terre?
—Vous y êtes si peu, objecta Gontran qui voulut par cette plaisanterie anodine faire diversion à l'attendrissement qui s'emparait de son compagnon.
Celui-ci sourit, en effet.
—Vous avez raison, répliqua-t-il, mais les savants ont un cœur comme les autres hommes, et le mien est rempli par la seule affection de ma fille...
Le jeune comte lui saisit les mains.
—Si je vous entends bien, dit-il, vous craignez la solitude en laquelle vous laisserait le mariage de Mlle Séléna.
—Effectivement... et cette crainte est chez moi si grande que j'ai décidé de ne donner ma fille qu'à l'homme qui jurerait de ne m'en séparer jamais.
—Vous avez mon serment, monsieur Ossipoff, dit le jeune homme avec une grande franchise dans la voix.
Le vieillard hocha la tête.
—Ne craignez-vous pas de vous engager bien légèrement, monsieur le comte? fit-il d'un ton un peu railleur... J'aime les voyages et la fantaisie peut me prendre...
Gontran l'interrompit en s'écriant:
—Ah! monsieur Ossipoff, vous faites injure à mon amour si vous le supposez capable de s'arrêter devant des distances, quelles qu'elles soient.
—Tiens! tiens! observa le vieux savant avec un petit sourire, vous êtes donc d'avis, comme moi, que les distances n'existent point,—qu'il s'agisse d'astronomie ou d'amour.
—Monsieur Ossipoff! s'écria le jeune homme avec feu, j'aime mademoiselle Séléna de toute les forces de mon âme et, s'il le fallait, je la suivrais jusqu'au bout du monde.
—Jusque dans la lune? ajouta le vieillard en fixant sur lui un regard étrange.
Nul doute que si Gontran se fût aperçu de la transfiguration soudaine qui venait de s'opérer dans la physionomie du vieillard, il eût fait attention à ses paroles; mais la pensée de Séléna l'emplissait tout entier et il exclama en levant les bras au ciel:
—Ah! que n'existe-t-il un audacieux d'âme assez vigoureusement trempée pour se lancer dans l'espace à la conquête de tous ces mondes inconnus... Si la main de Séléna était à ce prix, j'irais le supplier de m'emmener avec lui pour vous prouver que ce ne sont pas des millions, des billions et des trillions de lieues qui peuvent effaroucher un amour tel que le mien.
Il était superbe à voir, debout, la face levée vers la coupole de l'observatoire, par laquelle tombait un rayon lumineux de la lune alors dans son plein, les yeux brillants, les lèvres entr'ouvertes, les narines palpitantes.
—Ah! mon enfant! Ah! mon fils...
Et, en poussant ces deux appellations d'une voix attendrie, M. Ossipoff se jeta au cou du jeune homme et l'embrassa sur les deux joues à plusieurs reprises.
Surpris de cette expansion à laquelle il ne comprenait qu'une chose, c'est qu'elle était l'indice de la bonne marche de ses projets matrimoniaux, le comte de Flammermont regardait le vieillard qui, dénoué de son étreinte, le considérait avec émotion.
Puis le savant lui saisit les mains, les secoua, les secoua encore en balbutiant:
—Ah! mon enfant!... mon enfant!...
—Monsieur Ossipoff, dit le jeune homme, pourrais-je savoir...
—Eh! quoi! s'écria le savant, ne venez-vous pas de dire que, pour avoir la main de Séléna, vous l'iriez chercher dans la lune...
—C'est vrai... mais pour cela il faudrait que mademoiselle votre fille fût dans la lune...
Alors, se campant devant le comte de Flammermont, les bras croisés, dans une attitude de défi et le regard fulgurant, le petit vieillard s'écria:
—Et si cet homme, assez audacieux pour avoir rêvé la conquête de ces mondes inconnus qui scintillent au-dessus de nos têtes, existait... si, non content d'avoir rêvé, cet homme avait résolu de mettre son rêve à exécution!...
Gontran jeta sur Ossipoff des regards éperdus; il commençait à croire que la passion de l'astronomie avait dérangé les idées du pauvre savant.
—Oui, poursuivit celui-ci, si, après vingt ans de travaux incessants, d'études ininterrompues, de veilles laborieuses, j'étais arrivé à rendre pratique ce voyage merveilleux que tant de philosophes, de penseurs et de poètes ont fait en imagination... si je venais vous dire: «Je pars pour la lune et l'immensité céleste; qui aime ma fille me suive!» que répondriez-vous?
Gontran l'examinait avec attention et même, disons-le, avec un peu de méfiance... c'était, on le sait, la première fois qu'il se trouvait avec le vieillard et cette connaissance, remontant à quelques heures à peine, ne lui permettait pas d'apprécier exactement l'intensité de ce qu'il supposait la folie de M. Ossipoff.
Il savait, pour l'avoir entendu dire, que beaucoup de fous n'admettent pas la contradiction et que les maniaques, même les plus doux et les plus inoffensifs, sont à redouter lorsqu'on les contrarie dans leurs idées.
Aussi, à la question que venait de lui poser le savant, répondit-il sans hésiter:
-Et vous me demandez cela, à moi, monsieur Ossipoff, après le langage que je vous ai tenu tout à l'heure!... vous me demandez si je suivrais Mlle Séléna