aussitôt, lisant dans les yeux du jeune homme une sorte de pitié, ses sourcils se contractèrent et il lui dit:
—Vous me croyez fou, n'est-ce pas? Vous vous dites: «Ce vieux déraisonne... Mais avec sa manie il a une fille charmante... Flattons la manie pour avoir la fille...»
Gontran voulut protester.
—Eh bien! non, mon cher comte, je ne suis pas fou... Ce que je vous ai dit est parfaitement sérieux et je ne vous ai amené ici ce soir que pour bien vous convaincre que l'impossibilité opposée par une certaine école de savants à l'habitabilité de la lune,—à savoir la non-existence d'une atmosphère lunaire,—que cette impossibilité n'existe pas... ce premier point établi et démontré par vingt années d'études et d'observations, que restait-il pour la réalisation du problème auquel j'ai consacré ma vie?... Trouver un moyen de se rendre dans notre satellite!... Depuis plusieurs années, j'ai dans mes cartons les plans d'un canon gigantesque et tout, à l'heure, avant votre visite, je faisais ma dernière expérience sur une poudre spéciale dont les effets sont suffisants pour envoyer dans la lune... tout ce que je voudrai y envoyer... Donc, la lune est habitable et j'ai trouvé un moyen de m'y rendre... Qu'avez-vous à répondre à cela?
Ossipoff avait parlé doucement, avec calme, sans paraître aucunement en proie à un surchauffement cérébral.
Gontran n'en devint que plus méfiant: cette tranquillité lui parut être le présage d'un orage prochain et il résolut de tout tenter pour empêcher cet orage d'éclater; aussi répondit-il pour donner le change au vieillard et lui faire croire qu'il prenait ses paroles au sérieux:
—A votre place, mon cher monsieur Ossipoff, j'aurais dédaigné de m'occuper de la lune, monde trop connu et défloré par toutes les études dont il a été l'objet... et j'aurais tourné mes vues vers un astre d'une conformation plus en rapport avec notre planète et aussi moins fréquenté par les voyages imaginaires... par exemple, pourquoi n'irions-nous pas plutôt sur Mars?...
Le visage du vieux savant s'illumina.
—Ah! ah! mon jeune ami, dit-il gaiement, vous y prenez goût, à ce que je vois, et votre esprit cherche les aventures... Tout à l'heure, vous proposiez d'aller chercher Séléna dans la lune, maintenant, vous parlez de Mars... Je suis enchanté de voir vos idées prendre si facilement de semblables directions... mais chaque chose a son heure... Pour le moment il s'agit d'aller dans la lune, d'abord, je vous le répète, parce que, de même qu'une voie ferrée, la voie céleste a ses stations auxquelles il faut s'arrêter... et ensuite... cela il faut que je vous l'avoue, parce que ma poudre serait insuffisante pour nous faire franchir des millions de lieues...
Il disait cela du ton le plus naturel du monde, bien que cependant il y eût dans son intonation comme une honte d'avouer le côté imparfait de son explosif.
—Mais alors, comment ferons-nous pour continuer notre voyage? demanda sérieusement M. de Flammermont.... Devrons-nous rester en panne dans la lune?
—Pourquoi cela?
—Dame, si votre poudre est incapable de nous emporter à de grandes distances...
—Nous trouverons là-bas les moyens de poursuivre notre voyage, répondit le vieux savant avec un sourire plein de mystère.
—A la bonne heure, fit le jeune homme qui ajouta in petto: C'est singulier, il paraît jouir de toute sa raison... ses idées s'enchaînent avec une justesse et une logique qui, s'il parlait d'un tout autre sujet, feraient douter du déséquilibrement de sa cervelle... pauvre homme... enfin, flattons sa manie, jusqu'au moment où les choses iraient trop loin...
Puis il dit tout haut pour connaître entièrement la pensée du vieillard:
—Sans être indiscret, pourrais-je savoir pourquoi vous m'avez amené ici en si grand mystère?... car ce me semble une occupation fort louable que la vôtre et il n'y a aucune raison pour que vous ne vous y livriez pas au grand jour.
Cette observation, en apparence si simple, apporta dans la physionomie de M. Ossipoff un brusque changement.
Son visage s'assombrit soudain, ses sourcils se contractèrent violemment, sa bouche se creusa à chaque coin en un pli profond et il répondit à voix basse et d'un ton chagrin:
—Le monde est rempli de jaloux, mon cher enfant... sans en avoir la certitude, je me sens surveillé, épié, espionné... entre savants on devine aisément lorsqu'un collègue a en tête un projet quelconque et...
—Eh quoi! s'écria Gontran avec sincérité, supposeriez-vous un de vos collègues de vouloir vous voler le fruit de tant de travaux et de veilles?
—A Dieu ne plaise! s'écria le vieillard, que je fasse cette injure aux hommes éminents, mes collègues... mais enfin, je ne veux point que mes projets soient déflorés avant même qu'ils aient reçu un commencement d'exécution... c'est pourquoi je viens ici, depuis de longues années, tous les soirs où je suis certain de n'y rencontrer personne, pour pouvoir me livrer en toute solitude, à mes études et à mes recherches... je veux que la nouvelle de mon départ éclate comme une bombe dans le monde scientifique... en ce qui vous concerne, comme je vous le disais à la maison, vos goûts très prononcés pour les sciences et vos connaissances en matière astronomique, me font vous considérer comme le gendre qu'il me faut, parce que je veux vous associer à mes travaux et qu'en même temps votre amour pour ma fille me garantit votre zèle et votre discrétion.
Dans une énergique pression de main, Gontran affirma au savant qu'il pouvait compter sur son entier dévouement.
—Cela dit, poursuivit le vieillard, nous allons, si vous le voulez bien, retourner à la maison, où j'ai hâte de vous expliquer le système de canon que j'ai inventé et de faire devant vous une nouvelle expérience de «sélénite».—C'est ainsi que j'ai baptisé ma poudre.
Tout en parlant, Ossipoff s'occupait de remettre chaque chose à sa place, de manière que nul ne pût se douter le lendemain de la visite nocturne qu'avait reçue l'observatoire; la lampe éteinte, le savant prit son compagnon par la main et, comme il avait fait pour venir, le conduisit à travers les couloirs obscurs jusqu'à la porte de sortie.
Sur la neige durcie, leurs pas ne laissaient aucune trace et quand Ossipoff eut refermé la porte qui donnait sur la rue, le blanc tapis étendu dans la cour intérieure était aussi immaculé que si nul ne s'y fût aventuré.
Ils retrouvèrent à la place où ils l'avaient laissé l'iemstchick battant la semelle à côté de ses chevaux immobiles et chaudement couverts de fourrures prises dans le droschki.
Sitôt Ossipoff et son compagnon emmitoufflés dans leurs chaudes pelisses et confortablement assis sur les coussins, le cocher rendit la main et les chevaux, aiguillonnés par le froid, partirent comme des hirondelles, filant sans bruit à travers les rues désertes.
Comme ils approchaient de la rue où était située la petite maison de Mickhaïl Ossipoff, deux formes surgirent soudain de l'ombre des maisons et sur un geste impérieux accompagné du mot «halte!» prononcé d'une voix sonore, le cocher dut arrêter ses chevaux.
—Qu'y a-t-il?... demanda Ossipoff en se penchant.
Mais il poussa une exclamation de surprise en reconnaissant que les gens qui arrêtaient ainsi le droschki étaient deux gendarmes à cheval; la lame nue de leur sabre luisait au clair de lune.
L'un des soldats s'approcha.
—Où vas-tu, batiouschka? demanda-t-il avec politesse.
—Je