H. de Graffigny

Aventures extraordinaires d'un savant russe: La lune


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du juge d'instruction criminelle l'interrogation par laquelle débute le présent chapitre. On a vu quelle réponse M. Sharp avait cru devoir faire à cette interrogation.

      Puis tous deux s'étaient tus, le juge à demi retourné sur sa chaise pour mieux voir son compagnon, celui-ci adossé au fourneau, tenant entre les mains la fiole sur laquelle il fixait des regards ardents.

      —Eh bien! répéta Mileradowich, avez-vous trouvé, monsieur Sharp?

      Celui-ci appliqua sur la fiole son doigt maigre et osseux.

      —Voici, répondit-il.

      Un éclair de joie brilla dans la prunelle du juge.

      —En êtes vous bien sûr? demanda-t-il.

      —Je ne le serai vraiment qu'après une analyse minutieuse et surtout après une expérience qui me permettra de me baser sur des résultats indéniables... mais voyez-vous, mon très estimé monsieur Mileradowich, je sens quelque chose qui me dit que c'est bien là ce que nous cherchons.

      Et il plaçait la main sur son cœur.

      Le juge d'instruction criminelle avait posé sa plume et se frottait les mains en manifestation du contentement qui gonflait sa poitrine.

      Puis, tout à coup, il demeura immobile, les yeux fixés sur son compagnon.

      —Savez-vous bien, dit-il, que c'est là une affaire de laquelle nous pouvons retirer bien des avantages.

      —Qu'entendez-vous par là? demanda Sharp d'un ton singulier.

      —Dame! si le Tzar est juste, il me donnera de l'avancement et à vous la croix du Mérite... tout au moins.

      —Je ne demande rien, répondit vivement Sharp.

      —Sans demander, on peut accepter.

      Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences eut un énergique mouvement de protestation.

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      —Je n'ai rien fait autre chose que mon devoir, riposta-t-il, et je n'estime point cela une cause suffisante à la reconnaissance du Tzar... j'ai reçu une mission... je l'accomplis sans plus songer à m'en faire récompenser que je n'ai songé à m'en défendre... quelques regrets que j'éprouvasse à agir contre mon excellent collègue M. Ossipoff.

      Il avait prononcé ces quelques mots d'un accent pénétré en levant vers le ciel ses petits yeux brillants, qu'une larme semblait ternir.

      Mileradowich fit entendre un petit ricanement moqueur.

      —Ce désintéressement est fort édifiant, mon très estimé monsieur Sharp, dit-il, mais moi qui n'ai pas les mêmes raisons que vous,—et il appuya sur ces derniers mots,—de ne pas aspirer aux libéralités du Tzar, vous me permettrez de compter, n'est-ce pas, sur votre appui pour retirer de cette affaire quelque bénéfice.

      Sans doute M. Sharp crut-il deviner une menace dans le ton assez étrange dont ces paroles avaient été prononcées, car, posant précipitamment sur le fourneau la fiole et le tube qu'il tenait à la main, il s'en vint précipitamment vers le juge et lui secoua les mains dans une énergique étreinte.

      —Comptez sur moi, dit-il, comptez sur moi...

      —Il faut avouer, reprit Mileradowich, après un petit silence, que sans cette dénonciation, jamais la police ne se serait douté que l'Institut de Pétersbourg recelât dans son sein un conspirateur aussi dangereux.

      Une légère rougeur colora quelques secondes le visage terreux de M. Sharp.

      —Ce sont les choses les plus invraisemblables qui sont quelquefois les plus vraies, répondit-il sentencieusement.

      En ce moment, un bruit de grelots retentit dans la rue, accompagné d'un piétinement de chevaux et d'une rumeur sourde; puis grelots et piétinements se turent soudain; seule la rumeur, transformée en cris et en vociférations, continua à s'élever crescendo.

      —Les voilà, fit le juge d'un air de vive satisfaction.

      —Les voilà, répéta Sharp, dont les sourcils se contractèrent aussitôt, sous l'empire d'une vive contrariété.

      Mileradowich désigna à son compagnon une chaise à côté de lui; puis il frappa sur un timbre et un petit homme, chafouin et crasseux, qui attendait probablement dans la pièce voisine, entra.

      C'était le greffier qui, sur un signe du juge, prit place sur un tabouret à la même table que son supérieur.

      Ces préparatifs étaient à peine terminés que la porte s'ouvrit et qu'un homme de police parut, arrêté respectueusement sur le seuil.

      —Voilà les prisonniers, dit-il.

      —Qu'on amène Mickhaïl Ossipoff, commanda Mileradowich en se renversant, plein d'importance, sur le dossier de son siège.

      Sharp, au contraire, les deux coudes sur la table, le visage enfoui dans ses deux mains, paraissait réfléchir profondément; on eût dit qu'un violent combat se livrait dans l'âme de cet homme; sous ses sourcils fortement contractés, ses petits yeux brillaient d'un feu sombre; un pli profond coupait verticalement son front en deux et de ses dents aiguës il mordillait jusqu'au sang ses lèvres minces et pâles.

      Enfin, il reconquit tout son sang-froid, il releva la tête, croisa les bras sur sa poitrine et, les traits impassibles, les regards fixés sur la porte par laquelle le prisonnier allait entrer, il attendit.

      Mickhaïl Ossipoff parut, les mains attachées derrière le dos au moyen d'une corde dont chaque extrémité était tenue par un gardawoï, le revolver au poing.

      A la vue de Sharp, le vieux savant poussa un cri de joie.

      —Vous ici, mon cher ami! dit-il en faisant en avant plusieurs pas précipités en dépit des efforts de ses gardiens pour le retenir.

      —Moi-même, monsieur Ossipoff, répondit froidement le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences.

      Ossipoff eût reçu sur la nuque un seau d'eau glacée qu'il n'eût certainement pas été plus abasourdi qu'il ne le fut par l'attitude et le ton de son collègue et ami.

      Il fixa sur Sharp un regard plein d'étonnement et aussi de reproche et lui dit, non sans amertume:

      —Je ne m'attendais guère à vous voir ici, monsieur.

      —Croyez, monsieur Ossipoff, répondit l'autre, que ce n'est qu'à mon corps défendant que j'ai accepté la pénible mission dont je suis chargé... mais je suis avant tout un fidèle serviteur du Tzar et je n'ai pu faire autrement que de lui obéir.

      Un sourire railleur plissa les lèvres de Mileradowich.

      —Faites asseoir l'accusé, commanda le juge.

      Mais à ces mots. Ossipoff au lieu de prendre place sur le tabouret que ses gardiens lui désignaient, bondit en avant, tout rouge de colère.

      —Accusé! cria-t-il... Ah! je suis accusé! Et de quoi, s'il vous plaît?

      Mileradowich fit un signe, les gardawoï saisirent Ossipoff et, pesant de toutes leurs forces sur ses épaules, l'obligèrent à s'asseoir.

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      —Votre nom? demanda le juge.

      —Mickhaïl Ossipoff.

      —Votre âge?

      —Cinquante-neuf ans.

      —Votre profession?

      —Membre de l'Académie des sciences de Pétersbourg... correspondant de toutes les sociétés scientifiques de la terre.

      Et il ajouta en relevant la tête avec orgueil:

      —L'une des gloires de la Russie, ainsi que