sa marche et celle de son compagnon; une grande fraîcheur lui tombait sur les épaules et il pensa que leur course se poursuivait sous des voûtes de pierre.
Mais ce fut là tout ce qu'il put deviner du logis mystérieux à travers lequel, en dépit de l'ombre épaisse qui les enveloppait, Mickhaïl Ossipoff se dirigeait sans hésitation aucune, ce qui prouvait que les êtres lui étaient entièrement familiers.
Après avoir monté et descendu successivement plusieurs marches, ouvert et refermé plusieurs portes, le savant poussa enfin un dernier vantail et dit à voix basse:
—Nous y voici... demeurez tranquille, sans bouger, le temps que je vais faire de la lumière.
Sur ces mots, il abandonna la main de Gontran, se dirigea avec assurance contre la muraille, circulant à travers des objets dont la masse se devinait vaguement dans l'obscurité, appuya son doigt sur un bouton et aussitôt une clarté lumineuse jaillit d'une lampe électrique, inondant de ses rayons l'endroit où se trouvaient Ossipoff et son compagnon.
C'était une vaste salle circulaire, coiffée d'un dôme hémisphérique,—le même que Gontran avait aperçu de l'extérieur,—et assez semblable à celui qui surmontait l'ancienne Halle aux blés de Paris, mais de dimensions moindres.
Au milieu de cette coupole—pour employer le terme technique—sur un affût de fonte et d'acier, se dressait un tube monstrueux, mesurant quinze ou seize mètres de long sur un diamètre d'environ deux mètres.
La vue de cette gigantesque machine fit ouvrir d'énormes yeux à Gontran, lui remettant aussitôt en mémoire les occupations mystérieuses auxquelles, au dire du populaire et de l'honnête Wassili lui-même, Ossipoff se livrait dans le sous-sol de sa maison, et un rapprochement se fit dans sa cervelle entre ces terribles explosifs que devait rechercher le savant et cet instrument.
—Un canon! murmura-t-il à mi-voix.
Le vieillard bondit.
—Un télescope! répliqua-t-il.
Gontran se mordit les lèvres, furieux contre lui-même de l'énorme sottise dont il venait de se rendre coupable; mais la pensée de Séléna lui rendit immédiatement tout son sang-froid, et il répondit avec un calme admirable:
—C'est ce que je voulais dire.
—En vérité, fit M. Ossipoff en hochant la tête avec un sourire un peu railleur.
—Notez bien, ajouta gravement le jeune homme, qu'en me servant de cette expression, qui a paru vous surprendre, je n'ai fait que répéter ce qu'avait dit devant moi, certain soir, mon illustre parent, M. de Flammermont.
Ossipoff ouvrit de grands yeux.
—Oui, continua imperturbablement Gontran, un soir que le célèbre Flammermont se trouvait avec moi et d'autres personnes à l'observatoire de Paris et qu'il nous expliquait le mécanisme du grand télescope dont il se sert généralement pour ses observations, il compara le télescope à un canon qui envoyait dans les astres l'âme de l'observateur.
Le vieux savant approuva de la tête.
—Fort juste, murmura-t-il, fort juste.
Mais si Gontran eût eu l'oreille assez fine pour percevoir ce que se disait à lui-même le vieillard, il eût entendu ajouter in petto:
—Flammermont, lui, n'y envoie que les âmes, tandis que moi,..
Puis se tournant vers Gontran:
—A vos paroles je vois que vous avez deviné où vous étiez...
—Parbleu! répliqua le jeune homme d'un ton plein de désinvolture, nous sommes dans un observatoire...
—Oui, mon ami, nous sommes dans l'observatoire de Poulkowa, et cet instrument, que mon illustre maître compare si justement à un canon, est notre nouveau télescope, l'un des plus puissants, des plus grands et des meilleurs du monde entier.
Gontran circulait autour de l'instrument avec des gestes pleins d'admiration.
—Oui, poursuivit Ossipoff, sa construction a demandé près de dix ans de travaux ininterrompus, et son installation est une merveille de précision... Je ne parle pas des milliers et des milliers de roubles qu'à coûtés sa construction... cela est un détail...
Tout en parlant, le vieillard s'était dirigé vers un pupitre sur lequel un énorme volume était placé grand ouvert; c'était la Connaissance des temps, publié par le Bureau des Longitudes de Paris; d'un doigt rapide il le feuilleta, et Gontran le vit enfin fixer les yeux sur une page et murmurer tout en promenant son index sur les lignes:
—Passage de la comète Biéla... éclipses des satellites de Saturne... occultation de Mars...
Ossipoff poussa une petite exclamation.
—Voilà ce qu'il me faut...
Il quitta le pupitre, revint vers le grand télescope, alluma une petite lampe qui éclaira le cercle méridien et, grâce à un puissant mécanisme d'horlogerie qui se mit à fonctionner sur une simple pression de doigt, l'énorme tube s'éleva doucement, dans le sens vertical, avec autant de facilité que s'il n'eût pas pesé plus de quelques centaines de grammes; lorsqu'il eut, dans ce sens, la position désirée, Ossipoff appuya sur un autre bouton, et le télescope tourna horizontalement, semblable à une pièce de marine pivotant sur son affût; puis, le savant débraya, et le tube gigantesque demeura immobile.
Cela fait, Ossipoff courut à la coupole et en fit rouler tout d'une pièce le dôme métallique sur ses galets de bronze, jusqu'à ce qu'il l'eût placé dans la direction désirable; pesant alors sur des cordelles attachées à la muraille, il ouvrit, juste devant la gueule du canon télescopique, une trappe pratiquée dans la coupole et par laquelle un carré de ciel apparut.
Gontran n'avait point perdu un seul des mouvements du savant; mais il avait été assez habile pour ne manifester aucun étonnement, tout comme si ces différentes opérations lui avaient été familières.
Ossipoff, lui désignant de la main le télescope, lui dit:
—Regardez.
Le jeune homme appliqua son œil à l'oculaire et dut se cramponner au télescope pour ne point reculer et demeurer immobile, tellement étaient grandes sa surprise et son admiration.
—Vous reconnaissez, n'est-ce pas, le cirque de Triesnecker et ses environs, situés dans la partie équatoriale de la lune? dit le vieillard.
—Sans doute, répliqua brièvement Gontran, tout au spectacle qu'il avait devant les yeux.
Il lui semblait planer à quelques kilomètres au-dessus d'un monde inconnu; de hautes montagnes projetaient leurs pics aigus et brillants dans l'espace, accusant leur prodigieuse élévation par les ombres portées immenses qu'elles étendaient sur les plaines. C'était un enchevêtrement inextricable de trous, de crevasses, de cratères béants, et le jeune homme se sentait étreint à la gorge par une indéfinissable émotion à l'aspect chaotique de ce paysage grandiose, et comme figé dans une éternelle immobilité.
Cependant Ossipoff avait arrêté le mouvement du tube télescopique et la lune, alors à son premier quartier, présentait successivement tout son territoire aux yeux de Gontran émerveillé; la région orientale défila lentement avec son sol pustuleux et cratériforme, ses rainures mystérieuses, ses abîmes et ses mers desséchées; enfin, le bord du disque se présenta lui aussi, et le comte poussa un cri de surprise.
—Qu'y a-t-il? demanda le vieillard.
—Une étoile! exclama le jeune homme, une étoile qui va passer derrière la lune.
—Ce n'est point une étoile, c'est la planète Mars, riposta le savant.
Puis, saisissant Gontran par