H. de Graffigny

Aventures extraordinaires d'un savant russe: La lune


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      —En ce cas, dit ingénument Gontran, ces astres dont nous apercevons le scintillement dans l'immensité des cieux, ces astres peuvent être éteints depuis longtemps et cependant continuer à nous éclairer, puisque leur lumière met des siècles à nous parvenir.

      —Assurément...

      En prononçant ce mot, Mickhaïl Ossipoff, dont les yeux s'étaient machinalement dirigés vers l'horloge, se leva en murmurant:

      —Déjà neuf heures! Il est temps de partir.

      Puis, se tournant vers Gontran:

      —Mon ami, dit-il, présentez vos respects à ma fille qui va se retirer chez elle.

      —Oh! père, murmura la jeune fille d'un ton suppliant... ne sortez pas ce soir.

      —Le devoir m'appelle, mon enfant, répondit le vieillard.

      —Pour ce soir seulement, et en faveur de monsieur, faites une exception et demeurez ici...

      —Monsieur m'accompagne, répondit Ossipoff... aussi bien, je ne veux pas retarder l'entretien que nous devons avoir ensemble... et là où je vais, nous serons à merveille pour causer.

      Séléna fixait sur son père un regard curieux que surprit le comte de Flammermont.

      —Mais, sans indiscrétion, monsieur Ossipoff, demanda-t-il, pourrais-je savoir où vous m'emmenez?

      —Je vous le dirai tout à l'heure quand nous serons seuls...

      —Oh! mon père, vous défiez-vous donc de moi? s'écria Séléna d'un ton de reproche.

      —Nullement, mon enfant... mais au point où j'en suis arrivé, la prudence la plus grande m'est imposée.

      Et il ajouta, avec un gros soupir, en s'adressant à Gontran:

      —L'astronomie élève les esprits, mais hélas! elle n'empêche point certains cœurs de ramper à terre; aussi... mais je vous expliquerai cela plus tard... Venez.

      Le diplomate était de plus en plus intrigué des réticences du vieillard, sans compter qu'il redoutait d'avoir avec lui, en tête-à-tête, une conversation scientifique, qui n'eût pas tardé à éclairer Ossipoff sur la nullité de son futur gendre en matière astronomique.

      Mais il n'y avait pas à reculer.

      Déjà le vieux savant, enveloppé dans une épaisse pelisse et la tête couverte d'un bonnet de fourrure enfoncé jusqu'aux oreilles, l'attendait sur le seuil de la porte claquant de la langue avec impatience pour lui indiquer qu'il eût à presser ses adieux.

      Gontran prit entre ses mains la main mignonne que lui tendait Séléna, et, s'inclinant comme les gentilshommes du xviiie siècle, y déposa un baiser qui illumina d'une rougeur subite les joues de la jeune fille, tout émue de cette caresse qui lui montait jusqu'au cœur.

      Elle ne chercha point à retirer sa main et murmura tout bas, avec un léger sourire:

      —Soyez prudent, monsieur de Flammermont; songez que votre bonheur dépend des réponses satisfaisantes que vous ferez à mon père.

      —Comme au baccalauréat, pensa Gontran.

      Et il répondit:

      —Hélas! j'ai bien peur de faire fausse route, maintenant que je n'ai plus mon étoile pour guider mes pas.

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       Table des matières

      DANS LEQUEL GONTRAN CONÇOIT DES DOUTES SÉRIEUX SUR LA SOLIDITÉ CÉRÉBRALE DE SON FUTUR BEAU-PÈRE

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      La porte du vestibule était toute grande ouverte et, sur le seuil de la maison, Wassili était campé dans une attitude menaçante, montrant le poing à plusieurs individus rassemblés dans la «kaïa» et qu'il invectivait de la plus véhémente façon.

      Les mots de «chien» de «voleur» de «bandit» revenaient à chaque instant dans le langage imagé du domestique: ce à quoi la foule répondait par des hurlements sauvages, accompagnés de boules de neige fortement pelotées et dont l'une avait déjà meurtri le nez de l'infortuné Wassili. A la vue de Mickhaïl Ossipoff, les insultes redoublèrent de vigueur et d'intensité; en même temps une décharge générale vint cribler le vieux savant et son compagnon.

      Ossipoff rentra précipitamment dans la maison; mais Gontran, dont la patience était la moindre des qualités, courut jusqu'à son droschki qui stationnait devant la porte, et saisissant le fouet de l'iemstchick (cocher), il en fit siffler la longue lanière, qui s'abattit sur la foule à plusieurs reprises, cinglant indifféremment mollets, épaules ou visages.

      En deux minutes la rue fut abandonnée.

      —Qu'avaient donc ces brutes? demanda le comte à Wassili qui, oubliant la douleur cuisante de son nez écrasé, riait à se tordre en entendant les hurlements de ceux qu'avait atteints la lanière vengeresse.

      —Ces brutes n'accusaient-ils pas le batiouschka d'être un faux-monnayeur!... un voleur!... il y en avait même un qui le traitait de nihiliste!

      Et levant les bras au ciel dans un geste plein d'indignation, Wassili ajouta:

      —Le batiouschka nihiliste!... alors moi, vous comprenez, je n'ai pas voulu entendre cela... et je les ai traités comme ils le méritent... et voilà.

      —Mais pourquoi ces gens prétendaient-ils des choses semblables? demanda le jeune homme.

      Le domestique regarda autour de lui pour s'assurer que M. Ossipoff ne l'écoutait pas et répondit à voix basse:

      —Il faut vous dire que le batiouschka ne doit pas être un voisin agréable... car je ne sais pas ce qu'il manigance là-dessous,—et Wassili frappait de sa botte les dalles du vestibule,—mais à chaque instant ce sont des détonations... à croire que tout le quartier va sauter.

      Gontran ouvrit de grands yeux.

      —C'est au point, poursuivit Wassili, que ce soir, quelque temps avant que vous n'arriviez, la maison tout entière a tremblé... les vitres se sont brisées... tellement que tous les beaux instruments du batiouschka ont roulé par terre avec beaucoup de ses gros livres.

      Puis, attirant le jeune homme vers le bord de la chaussée et se courbant pour mieux distinguer le sol, le domestique indiqua du doigt une longue fissure, très étroite, qui s'étendait sur presque toute la largeur de la rue, et il ajouta:

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      —Voilà encore de l'ouvrage au batiouschka... ça a été fait tout à l'heure aussi, et c'est ce qui a mis les voisins dans la fureur où vous les avez vus.

      Gontran hocha la tête en murmurant:

      —Voilà un singulier bonhomme.

      Et il ajouta avec un petit rire railleur:

      —Pourvu qu'il ne m'emmène pas nuitamment pour se livrer sur moi à des expériences de balistique... il est capable de m'envoyer dans la lune constater de visu si ses théories sont les bonnes.

      Comme il achevait in petto cette réflexion, le vieux savant arriva tout courant.

      —Vous m'excuserez de vous avoir fait attendre, dit-il, mais j'avais oublié certains papiers... maintenant nous pouvons partir.

      Ce disant il monta dans la voiture et M. de Flammermont s'installa à côté de lui en demandant, non