faire penser.—Lesage!... arrêtons-nous à lui. Profond plutôt que grave, il prêche la vertu en faisant rire des vices; si l'amertume est parfois dans l'inspiration, elle s'enveloppe toujours de gaîté; il voit les misères du monde sans le mépriser, et connaît ses lâchetés sans le haïr.
Appelons ici tous les héros de son œuvre: Gil Blas, Fabrice, Sangrado, l'archevêque de Grenade, le duc de Lerme, Aurore, Scipion! Plaisantes ou gracieuses images, surgissez devant mes yeux, peuplez ma solitude, transportez-y, pour mon amusement, ce carnaval du monde dont vous êtes les masques brillants.
Par malheur, au moment même où je fais cette invocation, je me rappelle une lettre à écrire qui ne peut être retardée. Un de mes voisins de mansarde est venu me la demander hier. C'est un petit vieillard allègre, qui n'a d'autre passion que les tableaux et les gravures. Il rentre presque tous les jours avec quelque carton, ou quelque toile, de peu de valeur sans doute; car je sais qu'il vit chétivement, et la lettre même que je dois rédiger pour lui prouve sa pauvreté. Son fils unique, marié en Angleterre, vient de mourir, et la veuve, restée sans ressources avec une vieille mère et un enfant, lui avait écrit pour demander asile. M. Antoine m'a prié d'abord de traduire la lettre, puis de répondre par un refus. J'avais promis cette réponse aujourd'hui; remplissons, avant tout, notre promesse.
... La feuille de papier Bath est devant moi; j'ai trempé ma plume dans l'encrier, et je me gratte le front pour provoquer l'éruption des idées quand je m'aperçois que mon dictionnaire me manque. Or, un Parisien qui veut parler anglais sans dictionnaire ressemble au nourrisson dont on a détaché les lisières; le sol tremble sous lui, et il trébuche au premier pas. Je cours donc chez le relieur auquel a été confié mon Johnson; il demeure précisément sur le carré.
La porte est entr'ouverte. J'entends de sourdes plaintes; j'entre sans frapper, et j'aperçois l'ouvrier devant le lit de son compagnon de chambrée; ce dernier a une fièvre violente et du délire. Pierre le regarde d'un air de mauvaise humeur embarrassée. J'apprends de lui que son pays n'a pu se lever le matin, et que, depuis, il s'est trouvé plus mal, d'heure en heure.
Je demande si on a fait venir un médecin.
—Ah bien, oui! répond Pierre brusquement; faudrait avoir pour ça de l'argent de poche, et le pays n'a que des dettes pour économies.
—Mais vous, dis-je un peu étonné, n'êtes-vous point son ami?
—Minute! interrompt le relieur; ami comme le limonier est ami du porteur, à condition que chacun tirera la charrette pour son compte et mangera à part son picotin.
—Vous ne comptez point, pourtant, le laisser privé de soins?
—Bah! il peut garder tout le lit jusqu'à demain, vu que je suis de bal.
—Vous le laissez seul?
—Faudrait-il donc manquer une descente de Courtille parce que le pays a la tête brouillée? demande Pierre aigrement. J'ai rendez-vous avec les autres chez le père Desnoyers. Ceux qui ont mal au cœur n'ont qu'à prendre de la réglisse; ma tisane, à moi, c'est le petit blanc.
En parlant ainsi, il dénoue un paquet dont il retire un costume de débardeur, et il procède à son travestissement.
Je m'efforce en vain de le rappeler à des sentiments de confraternité pour le malheureux qui gémit là, près de lui; tout entier à l'espérance du plaisir qui l'attend, Pierre m'écoute avec impatience. Enfin, poussé à bout par cet égoïsme brutal, je passe des remontrances aux reproches; je le déclare responsable des suites que peut avoir, pour le malade, un pareil abandon.
Cette fois, le relieur, qui va partir, s'arrête.
—Mais, tonnerre! que voulez-vous que je fasse? s'écrie-t-il, en frappant du pied: est-ce que je suis obligé de passer mon carnaval à faire chauffer des bains de pied, par hasard?
—Vous êtes obligé de ne pas laisser mourir un camarade sans secours! lui dis-je.
—Qu'il aille à l'hôpital alors!
—Seul, comment le pourrait-il?
Pierre fait un geste de résolution.
—Eh bien, je vas le conduire, reprend-il; aussi bien, j'aurai plus tôt fait de m'en débarrasser... Allons, debout, pays!
Il secoue son compagnon qui n'a point quitté ses vêtements. Je fais observer qu'il est trop faible pour marcher; mais le relieur n'écoute pas: il le force à se lever, l'entraîne en le soutenant, et arrive à la loge du portier qui court chercher un fiacre.
J'y vois monter le malade presque évanoui avec le débardeur impatient, et tous deux partent, l'un pour mourir peut-être, l'autre pour dîner à la Courtille!
Six heures. Je suis allé frapper chez le voisin, qui m'a ouvert lui-même et auquel j'ai remis la lettre, enfin terminée et destinée à la veuve de son fils. M. Antoine m'a remercié avec effusion et m'a obligé à m'asseoir.
C'était la première fois que j'entrais dans la mansarde du vieil amateur. Une tapisserie tachée par l'humidité, et dont les lambeaux pendent çà et là, un poêle éteint, un lit de sangle, deux chaises dépaillées en composent tout l'ameublement. Au fond, on aperçoit un grand nombre de cartons entassés et de toiles sans cadres retournées contre le mur.
Au moment où je suis entré, le vieillard était à table, dînant avec quelques croûtes de pain dur qu'il trempait dans un verre d'eau sucrée. Il s'est aperçu que mon regard s'arrêtait sur ce menu d'anachorète, et il a un peu rougi.
—Mon souper n'a rien qui vous tente, voisin! a-t-il dit en souriant.
J'ai répondu que je le trouvais au moins bien philosophique pour un souper de carnaval. M. Antoine a hoché la tête et s'est remis à table.
—Chacun fête les grands jours à sa manière, a-t-il repris en recommençant à plonger un croûton dans son verre. Il y a des gourmets de plusieurs genres, et tous les régals ne sont point destinés à flatter le palais; il en existe aussi pour les oreilles et pour les yeux.
J'ai regardé involontairement autour de moi, comme si j'eusse cherché l'invisible festin qui pouvait le dédommager d'un pareil souper.
Il m'a compris sans doute, car il s'est levé avec la lenteur magistrale d'un homme sûr de ce qu'il va faire; il a fouillé derrière plusieurs cadres, en a tiré une toile sur laquelle il a passé la main, et qu'il est venu placer silencieusement sous la lumière de la lampe.
Elle représentait un beau vieillard qui, assis à table avec sa femme, sa fille et ses enfants, chante, accompagné par des musiciens qu'on aperçoit derrière. J'ai reconnu, au premier aspect, cette composition, que j'avais souvent admirée au Louvre, et j'ai déclaré que c'était une magnifique copie de Jordaens.
—Une copie! s'est écrié M. Antoine; dites un original, voisin, et un original retouché par Rubens! Voyez plutôt la tête du vieillard, la robe de la jeune femme, et les accessoires. On pourrait compter les coups de pinceau de l'Hercule du coloris. Ce n'est point seulement un chef-d'œuvre, monsieur, c'est un trésor, une relique! La toile du Louvre passe pour une perle, celle-ci est un diamant.
Et, l'appuyant au poêle de manière à la placer dans son meilleur jour, il s'est remis à tremper ses croûtes, sans quitter de l'œil le merveilleux tableau. On eût dit que sa vue leur communiquait une délicatesse inattendue: il les savourait lentement et vidait son verre à petits coups. Ses traits ridés s'étaient épanouis, ses narines se gonflaient; c'était bien, ainsi qu'il l'avait dit lui-même, un festin du regard.
—Vous voyez que j'ai aussi ma fête, a-t-il repris, en branlant la tête d'un air de triomphe; d'autres vont courir les restaurants et les bals; moi, voici le plaisir que je me suis donné pour mon carnaval.
—Mais si cette toile est véritablement si précieuse, ai-je répondu, elle doit avoir un haut prix.
—Eh! eh! a dit M. Antoine, d'un ton de nonchalance orgueilleuse, dans un bon temps et avec un bon amateur,