Souvestre Émile

Un philosophe sous les toits


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de peines pour amener à bien cette moisson! Combien de fois je le verrai braver pour elle, comme aujourd'hui, le froid ou le chaud, la bise ou le soleil! Mais aussi, aux jours les plus ardents de l'été, quand une poussière enflammée tourbillonnera dans nos rues, quand l'œil, ébloui par l'éclat du plâtre, ne saura où se reposer, et que les tuiles échauffées nous brûleront de leurs rayonnements, le vieux soldat, assis sous sa tonnelle, n'apercevra autour de lui que verdure ou que fleurs, et respirera la brise rafraîchie par un ombrage parfumé. Ses soins assidus seront enfin récompensés.

      Pour jouir de la fleur, il faut semer la graine et cultiver le bourgeon.

      Quatre heures. Le nuage qui se formait depuis longtemps à l'horizon a pris des teintes plus sombres; le tonnerre gronde sourdement, la nue se déchire! les promeneurs surpris s'enfuient de toutes parts avec des rires et des cris.

      Je me suis toujours singulièrement amusé de ces «sauve qui peut» amenés par un subit orage. Il semble alors que chacun, surpris à l'improviste, perde le caractère factice que lui a fait le monde ou l'habitude pour trahir sa véritable nature.

      Voyez plutôt ce gros homme à la démarche délibérée, qui, oubliant tout à coup son insouciance de commande, court comme un écolier! c'est un bourgeois économe qui se donne des airs de dissipateur, et qui tremble de gâter son chapeau.

      Là-bas, au contraire, cette jolie dame, dont l'allure est si modeste et la toilette si soignée, ralentit le pas sous l'orage qui redouble! Elle semble trouver plaisir à le braver, et ne songe point à son camail de velours moucheté par la grêle! C'est évidemment une lionne déguisée en brebis.

      Ici un jeune homme qui passait s'est arrêté pour recevoir dans sa main quelques-uns des grains congelés qu'il examine. A voir, tout à l'heure, son pas rapide et affairé, vous l'auriez pris pour un commis en recouvrement, tandis que c'est un jeune savant qui étudie les effets de l'électricité.

      Et ces enfants qui rompent leurs rangs pour courir après les raffales de la giboulée; ces jeunes filles, tout à l'heure les yeux baissés, qui s'enfuient maintenant avec des éclats de rire; ces gardes nationaux qui renoncent à l'attitude martiale de leurs jours de service pour se réfugier sous un porche! L'orage a fait toutes ces métamorphoses.

      Le voilà qui redouble! Les plus impassibles sont forcés de chercher un abri. Je vois tout le monde se précipiter vers la boutique placée en face de ma fenêtre, et qu'un écriteau annonce à louer. C'est la quatrième fois depuis quelques mois. Il y a un an que toute l'adresse du menuisier et toutes les coquetteries du peintre avaient été employées à l'embellir; mais l'abandon des locataires successifs a déjà effacé leur travail; la boue déshonore les moulures de sa façade; des affiches de ventes au rabais salissent les arabesques de sa devanture. A chaque nouveau locataire, l'élégant magasin a perdu quelque chose de son luxe. Le voilà vide et livré aux passants! Que de destinées qui lui ressemblent, et ne changent de maître, comme lui, que pour courir plus vite à la ruine!»

      Cette dernière réflexion m'a frappé: depuis ce matin, tout semble prendre une voix pour me donner le même avertissement. Tout me crie:—Prends garde! contente-toi de ton heureuse pauvreté; les joies demandent à être cultivées avec suite; n'abandonne pas tes anciens patrons pour te donner à des inconnus!

      Sont-ce les faits qui parlent ainsi, ou l'avertissement vient-il du dedans? N'est-ce point moi-même qui donne ce langage à tout ce qui m'entoure? Le monde n'est qu'un instrument auquel notre volonté prête un accent! Mais qu'importe si la leçon est sage? La voix qui parle tout bas dans notre sein est toujours une voix amie, car elle nous révèle ce que nous sommes, c'est-à-dire ce que nous pouvons. La mauvaise conduite résulte, le plus souvent, d'une erreur de vocation. S'il y a tant de sots et de méchants, c'est que la plupart des hommes se méconnaissent eux-mêmes. La question n'est pas de savoir ce qui nous convient, mais ce à quoi nous convenons!

      Qu'irai-je faire, moi, au milieu de ces hardis aventuriers de la finance! Pauvre moineau né sous les toits, je craindrais toujours l'ennemi qui se cache dans le coin obscur; prudent travailleur, je penserais au luxe de la voisine si subitement évanoui; observateur timide, je me rappellerais les fleurs lentement élevées par le vieux soldat, ou la boutique dévastée pour avoir changé de maîtres! Loin de moi les festins au-dessus desquels pendent des épées de Damoclès! Je suis un rat des champs; je veux manger mes noix et mon lard assaisonnés par la sécurité.

      Et pourquoi cet insatiable besoin d'enrichissement? Boit-on davantage parce qu'on boit dans un plus grand verre? D'où vient cette horreur de tous les hommes pour la médiocrité, cette féconde mère du repos et de la liberté? Ah! c'est là surtout le mal que devraient prévenir l'éducation publique et l'éducation privée. Lui guéri, combien de trahisons évitées, que de lâchetés de moins, quelle chaîne de désordres et de crimes à jamais rompue. On donne des prix à la charité, au sacrifice; donnez-en surtout à la modération, car c'est la grande vertu des sociétés! Quand elle ne crée pas les autres, elle en tient lieu.

      Six heures. J'ai écrit aux fondateurs de la nouvelle entreprise une lettre de remercîment et de refus! Cette résolution m'a rendu la tranquillité. Comme le savetier, j'avais cessé de chanter depuis que je logeais cette opulente espérance; la voilà partie, et la joie est revenue!

      O chère et douce Pauvreté! pardonne-moi d'avoir un instant voulu te fuir comme on eût fui l'indigence; établis-toi ici à jamais avec tes charmantes sœurs la Pitié, la Patience, la Sobriété et la Solitude; soyez mes reines et mes institutrices; apprenez-moi les austères devoirs de la vie; éloignez de ma demeure les infirmités de cœur et les vertiges qui suivent la prospérité. Pauvreté sainte! apprends-moi à supporter sans me plaindre, à partager sans hésitation, à chercher le but de l'existence plus haut que les plaisirs, plus loin que la puissance. Tu fortifies le corps, tu raffermis l'âme, et, grâce à toi, cette vie à laquelle l'opulent s'attache comme à un rocher, devient un esquif dont la mort peut dénouer le câble sans éveiller notre désespoir. Continue à me soutenir, ô toi que la Christ a surnommée la Bienheureuse.

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