AVEC UN PEU D’AIDE L’IDÉE DE M. PAUL SE DÉVELOPPE
En effet, de grand matin, Paul entrait dans la chambre de son cousin. Tout était préparé: planchette, T, équerres, compas et crayons.
«...Mettez-vous là, petit cousin, vous allez traduire sur le papier le résultat de nos méditations, puisque vous savez si bien vous servir de nos outils. Procédons méthodiquement. D’abord, vous connaissez sans doute le terrain sur lequel votre père entend faire bâtir la maison de campagne de madame votre sœur?
—Oui, c’est là-bas, au delà du bois, à trois kilomètres d’ici, ce petit vallon au fond duquel coule le ru qui fait tourner le moulin de Michaud.
—Montrez-moi un peu cela sur la carte du domaine... la voici.
—Vous voyez, mon cousin, c’est là. Sur le plateau, du côté sud, sont les terres labourées, puis le terrain descend un peu au nord vers le ru. Il y a ici une belle source d’eau vive qui sort du bois situé à l’ouest. Sur la pente du plateau et le fond du vallon sont des prairies avec quelques arbres.
—De quel côté est la vue la plus agréable?
—Vers le fond du vallon, au sud-est.
—Comment d’ici arrive-t-on à cette prairie?
—En traversant le bois; puis, on descend au fond du vallon par ce chemin; on traverse un pont qui est ici, puis on monte par le plateau obliquement par cette voie.
—Bien; donc il faut placer la maison presque au sommet de la pente faisant face au nord, en l’abritant des vents du nord-ouest sous le bois voisin. L’entrée devra faire face à la route qui monte; mais il faut que nous disposions les pièces principales de l’habitation du côté de l’exposition la plus favorable qui est celle du sud-est; de plus, nous devons profiter de la vue ouverte de ce même côté, et ne pas négliger la source d’eau vive qui descend sur la droite vers le fond du vallon; nous allons donc nous en approcher et planter la maison sur ce repos que la nature a disposé si favorablement pour nous, à quelques mètres en contre-bas du plateau. Nous serons ainsi passablement abrités des vents du sud-ouest et nous n’aurons pas devant la maison la plaine, assez triste, qui s’étend à perte de vue. Ceci arrêté, voyons le programme... Aucune dimension de pièce n’est indiquée; c’est donc à nous d’y songer. D’après ce que votre père m’a dit, il entend que cette maison doit être une demeure permanente, c’est-à-dire habitable l’été comme l’hiver, et contenir, par conséquent, tout ce qui convient à un grand propriétaire terrien. Il compte affecter à sa construction une somme de deux cent mille francs environ; c’est donc une affaire qui demande une étude sérieuse, d’autant que madame votre sœur et son mari tiennent au confort. J’ai été reçu chez eux, à Paris, et j’ai trouvé une maison admirablement tenue, mais où rien n’est donné à la vanité, au paraître. Nous pouvons donc partir de ces données.—Commençons par le plan du rez-de-chaussée... La pièce principale est le salon, le lieu de réunion de la famille. Nous ne pouvons lui donner moins de cinq mètres de largeur sur sept à huit mètres de longueur... Tracez d’abord le parallélogramme sur ces dimensions... Ah! mais non! pas comme cela, à vue de nez... Prenez une échelle[1].»
Sur ce mot, le petit cousin regarda son maître d’un air interrogateur.
«J’oubliais! vous ne savez peut-être pas bien ce que l’on entend par échelle? Je vois en effet que votre plan ne paraît pas en avoir tenu compte. Écoutez-moi donc: quand on veut bâtir une maison, un édifice quelconque, on donne à l’architecte un programme, c’est-à-dire une liste complète de toutes les pièces et des services qui sont nécessaires. On ne se contente pas de cela, on dit: telle pièce aura tant de largeur sur tant de longueur, ou occupera une surface de... afin de pouvoir contenir tant de personnes. S’il s’agit, par exemple, d’une salle à manger, on dira qu’elle doit contenir 10, 15, 20, 25 personnes à table. S’il s’agit d’une chambre à coucher, on dira qu’elle doit, outre le lit, bien entendu, contenir tels meubles ou occuper une surface de 30 mètres, 36 mètres, etc. Or vous savez qu’une surface de 36 mètres est donnée par un carré de 6 mètres de côté ou par un parallélogramme de 7 mètres sur 5m,15 environ, ou de 9 mètres sur 4. Mais dans ce dernier cas cette pièce n’aurait plus les dimensions convenables à une chambre, mais bien celles d’une galerie. Donc, indépendamment de la surface nécessaire à une pièce, il faut qu’il y ait, entre sa largeur et sa longueur, certains rapports indiqués par la destination. Un salon, une chambre à coucher, peuvent être carrés; mais une salle à manger, du moment qu’elle est destinée à contenir plus de dix personnes à table, doit être plus longue que large, par la raison qu’une table augmente en longueur suivant le nombre des convives, mais non en largeur. Il faut donc mettre des rallonges à la salle comme on en met à la table. Comprenez-vous? Bien... Dès lors, l’architecte, pour dresser son plan, ne fût-il qu’une esquisse, adopte une échelle, c’est-à-dire qu’il divise, sur son papier, une ligne en parties égales, figurant chacune un mètre. Et, pour économiser le temps ou pour simplifier le travail, on prend, pour chacune de ces divisions, le deux-centième ou le centième ou le cinquantième d’un mètre. Dans le premier cas on dit: échelle de cinq millimètres ou d’un demi-centimètre pour mètre, ou échelle au deux-centième; dans le second, on dit: échelle de un centimètre pour mètre, ou échelle au centième; dans le troisième, on dit: échelle de deux centimètres pour mètre ou échelle au cinquantième. Ainsi vous dressez un plan deux cents, cent ou cinquante fois plus petit que ne sera l’exécution. Il n’est pas besoin d’ajouter qu’on peut faire des échelles dans des rapports proportionnels, à l’infini; d’un, de deux, de trois millimètres pour mètre comme pour 10 mètres, pour 100 mètres et 1 000 mètres, ce qui se fait lorsqu’il s’agit de dresser des cartes. De même qu’on donne des détails à l’échelle de 50 centimètres pour mètre ou à moitié de l’exécution; de 20 centimètres pour mètre ou au cinquième de l’exécution, etc. L’échelle adoptée, l’architecte donne ainsi à chaque partie du plan les dimensions relatives exactes. S’il a adopté l’échelle de un centimètre pour mètre et qu’il veuille indiquer une porte de 1m,30 de largeur, il prend 0m,013. Comprenez-vous bien cela? Je n’en suis pas certain; mais la pratique vous mettra au fait en quelques heures. Pour vous bien indiquer l’utilité de l’échelle, je prends votre plan. Votre salon est un parallélogramme. Je suppose qu’il ait 6 mètres sur 8, c’est à peu près la proportion relative des deux côtés. Un huitième du grand côté pris avec le compas est un mètre. Je reporte cette dimension sur votre façade et je trouve que votre rez-de-chaussée a 9 mètres de hauteur. Or, vous figurez-vous ce que ce serait, je ne dirai pas votre salon, mais votre vestibule qui n’a guère que 4 mètres de côtés avec une élévation[2] de 9 mètres entre le pavé et le plafond? Ce serait un puits. Votre élévation n’est donc pas en rapport d’échelle avec votre plan. Prenez, pour le salon de votre sœur, vingt-huit millimètres sur cette règle graduée, ce qui donnera cinq mètres soixante centimètres à l’échelle de cinq millimètres pour mètre. Bien; voilà le petit côté du salon. Prenez maintenant quarante-un millimètres sur la même règle, ce qui donnera huit mètres vingt centimètres; ce sera le grand côté. Votre parallélogramme est tracé maintenant dans des dimensions relatives parfaitement exactes. Vous allez entourer cette pièce de murs[3], car on ne peut guère donner aux planchers ordinaires une plus grande portée; il faut donc des murs pour recevoir les solives [4]. Un mur en moellons dans lequel il faut faire passer des tuyaux de cheminée ne peut avoir moins d’un demi-mètre ou cinquante centimètres d’épaisseur. Votre salon se tiendra ainsi tout seul debout. Après le salon vient la salle à manger comme importance. Où allons-nous la placer? Il faut, surtout à la campagne, qu’on y entre directement du salon. Sera-ce à droite, sera-ce à gauche?... Vous n’en savez rien, ni moi non plus. Cependant le hasard ne peut trancher la question. Raisonnons donc un peu... Il est tout simple de mettre la cuisine à proximité de la salle à manger. Mais la cuisine est un service incommode. Quand on n’est pas à table, il ne faut ni sentir l’odeur des mets, ni entendre le bruit des