Georges Duhamel

Confession de Minuit


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au juste ce qui s'est passé. J'ai été saisi par dix garçons de bureau, traîné dans une pièce voisine, déshabillé, fouillé.

      J'ai repris mes vêtements; quelqu'un est venu m'apporter mon chapeau et me dire qu'on désirait étouffer l'affaire, mais que je devais quitter immédiatement la maison. On m'a conduit jusqu'à la porte. Le lendemain, Oudin m'a rapporté mon matériel de scribe et mes affaires personnelles.

      Voilà cette misérable histoire. Je n'aime pas à la raconter, parce que je ne peux le faire sans ressentir un inexprimable agacement.

      II

       Table des matières

      Notez en outre que l'affaire Sureau marque le début de mes malheurs.

      Quand je dis «malheurs», je n'entends pas surtout les grands désagréments qui ont résulté, pour moi, de la perte de ma place. Je pense plutôt à la détresse morale dans laquelle je patauge depuis cette époque et d'où je ne sortirai peut-être jamais plus.

      J'ai, ce jour-là, mesuré, visité des profondeurs dont mon esprit ne peut plus s'évader. Il s'est fait une déchirure dans les nuages et, pendant une minute, j'ai très nettement regardé le fond du fond.

      Inutile de raisonner sur des choses déraisonnables. J'aime encore mieux vous raconter les événements qui sont arrivés par la suite. Remarquez en passant qu'appeler événements des brimborions sans importance, comme tout ce qui est de moi, ça fait pitié quand on y pense.

      Mon algarade avec les gens de M. Sureau avait eu lieu vers dix heures du matin. Il n'était pas dix heures et demie quand je me trouvai dans la rue. Je n'avais plus qu'une chose à faire: retourner à la maison.

      J'habite avec ma mère. Je m'aperçois que vous ne savez rien. Il faut que je vous explique tout, que je vous raconte tout. C'est insupportable, quand on parle de soi, on n'a jamais fini.

      Ma mère est veuve, mon père est mort alors que j'étais encore dans la première enfance, si bien que je ne connais presque rien de lui. Entendez que j'ai très peu de souvenirs Absolument personnels. A part cela, ma mère m'a raconté quatre ou cinq cents fois certaines histoires de mon père, en sorte que ces histoires font partie intégrante de ma Mémoire et que je dois accomplir un réel effort pour distinguer ces souvenirs-là de mes souvenirs à moi. Mais nous parlerons de mon père une autre fois.

      Nous avons toujours habité notre logement de la rue du Pot-de-Fer. Trois pièces et une cuisine, au quatrième étage. J'ai ce logement en horreur et, pourtant, je ne suis bien que là.

      La maison, l'endroit où l'on vit d'ordinaire finit par devenir comme une image de l'être: on ne connaît que ça, et on en voit toute la tristesse, toute l'intolérable tristesse.

      Ma mère a une très petite rente. Avec ce revenu et le peu que je gagne elle fait très bien marcher la maison. Ma mère est une femme admirable, la seule personne au monde qui me donne parfois envie de me jeter à genoux.

      Je vous dis cela en passant, mais ça doit être bien bon de se jeter à genoux devant quelqu'un, de le vénérer, de lui ouvrir son coeur, de s'en remettre à lui de toutes choses. Quand je pense à l'humanité, quand je pense à tous ces bougres d'hommes, ce que je leur reproche le plus, ce n'est pas le mal qu'ils font; c'est de ne pas s'arranger pour qu'une fois de temps en temps on ait le besoin impérieux de se prosterner devant l'un d'eux, de lui embrasser les pieds, de lui jurer fidélité, de le servir comme ferait un esclave, ou un chien. Ah bien, oui! Il n'y a rien à tirer de ces brutes-là! On leur offrirait son âme toute brûlante, arrachée toute vive, qu'ils prendraient l'air soupçonneux d'un tripier qui regarde une pièce démonétisée.

      Je vous le répète, ma mère est une femme admirable. Si bonne, si courageuse, si peu semblable à moi! Car moi, je suis sans doute méprisable, mais pour des raisons que je reste seul à connaître, je vous prie de le croire; pour des raisons que ne sauraient imaginer ni Oudin, ni M. Jacob, ni même Lanoue. Ceux-là, plutôt que de me mépriser, ils feraient mieux de se regarder en face avec sang-froid. D'ailleurs, ils ne me méprisent peut-être pas, au fond.

      A part cela, ma mère a un petit défaut. Elle me traite toujours comme si j'étais demeuré le bambin qu'elle a dorloté et gourmandé jadis. C'est vexant pour un homme qui approche de la trentaine. A dire juste, ma mère est de caractère un peu bougon. Un très petit défaut, je le sais, et qui, toutefois, m'est extrêmement pénible, surtout dans certaines occasions.

      C'est à ce travers de ma mère que je pensais en sortant de la maison Socque et Sureau.

      Le grand air m'avait fait du bien. Je commençais à me ressaisir, à rassembler mes idées qui tiraient dans tous les sens, comme un attelage découragé par une longue côte.

      Je suivais le quai d'Austerlitz. J'essayais de comprendre ce qui venait de m'arriver et je répétais: «On m'a flanqué à la porte.... On m'a flanqué à la porte... à la porte du bureau». Il m'est difficile de soustraire mes pensées au rythme de la marche, et, comme mon pas était assez régulier, je scandais ces méchantes phrases sur un air de polka.

      Soudain, je m'arrêtai. Je venais d'entrevoir qu'il m'était nécessaire d'annoncer cette nouvelle à ma mère et que cette nouvelle était très fâcheuse, qu'elle comportait maintes conséquences redoutables.

      Je m'arrêtai donc tout à fait pour m'accouder au parapet qui domine la Seine.

      A l'ombre des arbres, la pierre était presque froide. Il fallait cette fraîcheur et cette immobilité pour me faire éprouver mieux ma fièvre et mon agitation. Une minute de pause suffit à me bien montrer que je n'étais pas du tout dans mon état normal, ce fameux état dans lequel je ne suis jamais.

      Ce petit arrêt me fut quand même salutaire. Il faut si peu de chose pour me rendre heureux. Le grave est qu'il en faut encore moins pour me détraquer. Ah! Pauvre mécanique!

      Il y avait une équipe de débardeurs qui chargeaient une péniche. Ils prenaient leur fardeau au bord du quai et gagnaient le bateau en cheminant sur de longues planches élastiques dont l'image ondulait dans l'eau. A les regarder, je pris d'abord un réel plaisir. Et puis je me vis moi-même avançant sur la planche étroite, comme un équilibriste. J'en ressentis une espèce de vertige et ce me fut promptement si désagréable que je me détachai de la pierre et repris ma route.

      Immédiatement, la pensée qu'il allait falloir annoncer à ma mère la désastreuse nouvelle revint et m'accabla d'ennui.

      Dire: «J'ai perdu ma place», ce me paraissait encore assez facile. La phrase est courte, simple, décisive, elle ne me semblait pas impossible à prononcer. J'entrevis même Plusieurs façons de me délivrer de ce premier aveu. Je pouvais, par exemple, m'asseoir d'un air navré--un air que je n'aurais pas eu besoin de feindre, je vous assure--et dire, à voix basse: «Maman, j'ai perdu ma situation». Il était peut-être plus adroit, plus habile, pour ne pas décourager la pauvre femme, d'aller et venir dans le logement, comme à mon ordinaire, et de jeter tout à coup ces mots, sur un ton plein d'insouciance: «A propos! Tu sais que j'ai perdu ma situation». J'envisageais aussi la possibilité d'une entrée tumultueuse; je lâcherais avec violence un propos dans ce genre: «C'est ignoble! C'est abominable! Ils m'ont fait perdre ma situation». J'entrevis le retentissement douloureux qu'une telle explosion, même simulée, aurait sur la santé de maman et je me décidai en faveur d'une manoeuvre plus simple: j'entrerais dans ma chambre et me déchausserais avec bruit; ma mère me dirait: «Pourquoi te déchausses-tu? Le bureau est donc fermé, cet après-midi»? Et je répondrais: «Non, mais je n 'y retourne pas, j'ai eu des mots avec les patrons et j'ai perdu ma place».

      Je vous le répète, cette première partie de l'entretien ne me semblait comporter aucune difficulté; toutefois, je m'irritais prodigieusement à l'idée qu'il me faudrait ensuite donner des explications, exposer les motifs de ce congé, enfin raconter l'histoire, la fameuse histoire que vous connaissez maintenant.

      Ça