Georges Duhamel

Confession de Minuit


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posé sur l'oreille du gros bonhomme, cette sottise.

      Est-ce bien une sottise, d'ailleurs? Est-ce ridicule, en réalité? Non! Mille fois non! Vous ne me ferez admettre ni que je suis un malfaiteur, ni que je suis un idiot. Alors, c'est ça, votre humanité? Voilà un homme, un homme comme vous et moi; il y a, entre nous deux, une telle barrière que je ne peux même pas appliquer le bout de mon doigt sur sa peau sans prendre figure de criminel. Alors, je ne suis pas libre? Alors l'individu est entouré, comme les pays maritimes, d'un espace inviolable où les étrangers ne peuvent naviguer sans formalités?

      Je ne pose pas à l'original; je ne suis pas fait autrement que les autres. Quelque chose me le dit: une idée comme celle qui m'avait mû, dans cette circonstance, c'est une de ces idées que tous les hommes connaissent, une idée saugrenues et naturelle quand même. Quant à savoir s'il convient de céder à de telles impulsions, c'est une autre affaire, hélas!

      Je hais le mensonge. On a suffisamment de mal à se dépêtrer de la vérité; faut-il y mêler d'autres misères? Raconter à ma mère que j'étais licencié par une mesure générale de réduction du personnel, ou que les intrigues jalouses de mes camarades avaient déterminé mon renvoi, voilà une idée qui ne m'effleura même pas. Ou plutôt si, elle m'effleura un peu, puisque je vous en parle; mais je n'y pensai que pour la repousser aisément.

      Vous le voyez, mes réflexions étaient loin d'être apaisantes. En arrivant au pont d'Austerlitz, j'étais résolu à donner avis de mon renvoi sans le moindre commentaire.

      Le pont d'Austerlitz est un beau pont. Il s'élance au milieu d'un grand espace blanc. Dès qu'il y a un peu de clarté sur Paris, c'est pour le pont d'Austerlitz. Là, il y a toujours du vent, des odeurs de voyage, des bateaux laborieux, des marchands de riens, des photographes en plein air qui rechargent leurs appareils sous les cottes de leur femme en guise de chambre noire, enfin toutes sortes de distractions pour les yeux. Le pont fait un peu le gros dos, comme s'il était agréablement chatouillé par les tramways et les fardiers qui lui courent sur l'échine. En général, je me plais bien dans les environs du pont d'Austerlitz. C'est un endroit qui n'est pas trop compromis avec mes mauvais souvenirs. Je ne me rappelle pas avoir jamais passé le pont d'Austerlitz en état de honte, ou de colère. Ça compte, des choses comme ça!

      Malheureusement, ce jour-là, le pont d'Austerlitz ne me fit aucun bien. Mes soucis étaient trop cuisants: le pont d'Austerlitz ne fut pas de force.

      Je me dirigeai vers le jardin des Plantes et je pensai: «Sûrement, ça ira mieux dans l'allée des platanes»; car, cette grande allée qui monte vers le Muséum, c'est un endroit où je suis presque toujours heureux.

      L'allée des platanes fut un échec complet. En arrivant au niveau des serres, j'étais un peu plus mécontent, un peu plus troublé qu'en passant la grille du jardin. L'allée m'avait laissé filer avec une indifférence évidente, sans plus s'occuper de moi que d'un étranger, sans me faire le moindre signe d'amitié, à moi qui, depuis cinq ans, la caressais dans toute sa longueur quatre fois par jour en été et trois fois par jour en hiver.

      J'en ressentis une pénible impression d'abandon et d'hostilité chez les choses. Mauvais signe, monsieur, quand les choses nous trahissent dans les circonstances graves.

      Bien pis! la vue du jardin botanique me procura un trouble imprévu: le jardin botanique était fermé. Je compris donc que j'étais en avance et que, si je poursuivais ma route, mon arrivée à la maison, en pleine matinée, aurait quelque chose d'insolite qui précipiterait la catastrophe, c'est-à-dire l'explication.

      Je revins vers la fosse aux ours. Je ne le fis pas sans une sourde colère: toutes mes habitudes renversées! Rien d'étonnant que le monde familier ne me fût pas secourable, puisque je bouleversais tout, puisque je dénonçais le pacte, puisque j'arrivais alors que l'on ne m'attendait pas, comme un mari soupçonneux qui revient de voyage à l'improviste.

      J'avais plus d'une heure à gaspiller avant de pouvoir regagner la rue du Pot-de-Fer. Je passai ce temps à louvoyer autour du jardin botanique, comme un navire en vue du port et qui attend le flot pour entrer.

      J'étais bien décidé à ne pas souffler mot de mon histoire; mais la certitude que ma mère allait me demander des éclaircissements ne laissait pas de m'exaspérer.

      Je pensais: «Si elle m'adresse le moindre reproche, je ne lui répondrai rien. Je resterai glacé, digne, comme un homme qui a souffert une grande injustice. Car, somme toute, je suis la victime dans cette affaire. Je viens de souffrir une grande injustice, on me doit excuses et consolations.

      «Sûrement, elle va me gronder, elle me traite toujours comme un enfant. Sûrement, elle va se plaindre, me questionner, me parler argent. Oh! ça, non! Voilà une matière qui a le don de m'exaspérer. Je ne veux pas entendre parler argent.

      «Si, comme la chose est vraisemblable, elle me gourmande, je suis résolu à ne rien lui cacher de ce que je pense. Je lui dirai mon avis sur cette sale situation que je viens de perdre. Est-ce ma faute, à moi, si je suis entré dans les bureaux? Moi, je voulais faire de la chimie. Je n'ai aucune aptitude pour ce hideux métier de rond-de-cuir. Pourquoi maman m'a-t-elle poussé à prendre une place chez Moûtier, d'abord, chez Socque et Sureau ensuite? J'étais fait pour la chimie. Tout ce qui arrive devait fatalement arriver. Pourquoi ne m'a-t-elle pas laissé suivre ma voie? Nous sommes pauvres, c'est entendu; mais ce n'est pas une raison pour avoir faussé ma carrière, perdu ma vie, compromis, gâché mon bonheur. Non! Non! Je n'accepte aucun reproche au sujet de cette situation que je viens de perdre. Si on ne m'avait pas forcé à la prendre, je ne l'aurais pas perdue.»

      En arpentant les allées tortueuses du Labyrinthe, je me sentais gonflé, tuméfié par un monde de pensées venimeuses. Mes pas revenaient toujours dans le même cercle stupide et mes sentiments tournoyaient sur place, comme un vol de sansonnets qui ne sait où se poser. J'arrivais graduellement à cette conclusion que ma mère était la seule personne responsable de mon infortune. C'était elle qui m'avait laissé passer l'âge des bourses scolaires sans m'aiguiller dans la bonne direction. C'était elle qui m'avait poussé à rechercher des fonctions incompatibles avec mon caractère. C'était elle qui allait maintenant m'accabler de reproches, me parler de nos difficultés d'argent, me faire mesurer ma sottise et mon insuffisance. Non! Non! Je ne pouvais tolérer cela.

      Il faisait une chaleur orageuse, déprimante. A force de tourner, je suais à larges gouttes et marchais comme un homme pris de boisson. En fait, j'étais ivre, ivre d'amertume et de colère. Pourtant, l'essentiel était acquis: j'avais préparé toutes mes réponses, j'étais chargé de rancune comme un mortier de coton-poudre. J'étais paré. J'aurais le dernier mot.

      Vous pouvez, monsieur, me considérer avec dégoût. J'y consens. Mais je dois dire les choses comme elles sont. Maintenant, imaginez l'espèce de forcené que j'étais au moment où j'entendis sonner midi et demi et où je me dirigeai vers la rue du Pot-de-Fer, de l'air pressé d'un homme qui a bien gagné sa nourriture.

      III

       Table des matières

      Le couloir qui perfore notre maison, au ras du sol, est sombre dès la porte, comme un terrier. D'innombrables pas en ont usé le dallage, au milieu, si bien qu'il semble, dans toute sa longueur, creusé d'une rigole où séjourne l'eau fangeuse apportée là par les souliers. Ce n'est pas un reste des eaux de lavage: la concierge est vieille et ne lave jamais.

      Ce corridor, est, pour moi, un lieu poignant, un de ces endroits qui font partie de notre âme. Toutes mes joies, toutes mes détresses, toutes mes fureurs ont dû passer par ce laminoir. Elles ont laissé aux parois des traces indélébiles, des taches autres que celles qu'y imprime l'humidité, des odeurs farouches que je suis seul à percevoir, mille souvenirs rugueux qui ralentissent toujours mon allure et m'abreuvent de mélancolie.

      Le soleil, cause de tout oubli, n'a jamais revu ce corridor, depuis le jour perdu dans le passé où les maçons l'enfouirent sous la maison comme un tombeau égyptien