Walther Rathenau

Où va le monde?


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son temps sans joie. Les choses elles-mêmes, négligées et méprisées, ne procurent plus aucune joie, car elles sont devenues des moyens. Tout d'ailleurs est moyen: choses, hommes, nature, Dieu; derrière tout cela se dresse, comme un fantôme, comme un être irréel, la chose en soi, l'objet en soi des aspirations: le but; le but qui n'est jamais et ne peut jamais être atteint, le but dont on ne possède aucune notion claire, le but, vague et complexe représentation dans laquelle on discerne un désir de sécurité, de vie, de possession, d'honneur, de puissance et dont les éléments s'évanouissent ou moment même où on croit les avoir atteints; le but, image nébuleuse, aussi lointaine au moment de la mort que le jour où, pour la première fois, on l'a aperçue. En face de ce but, se dresse menaçant, plus réel, mais infiniment exagéré, le spectre de la nécessité. Tiraillé entre ces fantômes et poussé par eux, l'homme court d'une irréalité à une autre. C'est là ce qu'il appelle vivre, agir et créer; c'est là ce qu'il lègue, à la fois comme bénédiction et comme malédiction, à ceux qu'il aime.

      Cet état de l'esprit mécanisé n'est cependant pas autre chose que l'état primitif des races inférieures, épanoui au milieu du tumulte de la grande ville; il est à la fois le but et l'épouvantail de ceux qui ont créé notre époque. Mais il y a là encore quelque chose de plus qu'un atavisme: ceux qui ont goûté au breuvage retournent dans l'abîme moral où reposent les êtres obscurs qui l'ont fabriqué. Et c'est ainsi que parvenus au zénith même de la civilisation, ils tout condamnés à vivre la vie, à éprouver l'état d'âme, les angoisses et les joies que leurs ancêtres avaient réservés aux esclaves.

      Cet état d'âme se caractérise par l'ambition et par l'aveuglement. Par l'ambition, à laquelle nul but ne suffit, qui est cependant irrationnelle au point de transformer finalement le travail en fin en soi, à ramasser sur son chemin tout ce qui brille et qui marche vers la tombe, en traînant derrière soi le poids mort des moyens; par l'aveuglement pour lequel nul fait n'est assez réel, aucune connaissance trop secondaire, qui craint d'approfondir les choses, qui dépouille le monde de son enveloppe charnelle et de son contenu spirituel, qui tue ce qu'il y a en lui de mortel et méprise ce qu'il renferme d'immortel.

      Les joies qu'on éprouve sont celles des enfants d'esclaves et des femmes de condition inférieure: possession qui brille et crée l'envie, amusements et ivresse des sens. La passion de posséder engendre une véritable boulimie pathologique: on veut posséder le plus de choses possible, cependant que le rassasiement et la mode déprécient tous les ans les trésors accumulés et nous obligent à les remplacer par des futilités nouvelles. Les joies de la grande ville et celles d'une société qui, par une inconsciente ironie, se fait qualifier de meilleure, sont profondément humiliantes et dégradantes. Il est impossible de quitter les lieux où ces gens, pour nous servir du mot le plus commun du langage vulgaire, s'amusent, sans être pris de doute sur l'avenir de l'humanité; et celui qui échappe à ce doute peut dire qu'il a subi avec succès la plus forte épreuve qui puisse ébranler la confiance dans le monde. Griserie, plaisir et crime ont leur source dans des poisons et des excitants qui exigent une dépense triple de celle que le monde consacre à toutes les œuvres de civilisation.

      II.—La mécanisation, qui est une organisation de contrainte, est attentatoire à la liberté humaine.

      Ce n'est pas dans les besoins de sa vie que l'individu trouve la mesure de son travail et de ses loisirs, mais dans une règle qui lui est extérieure: la concurrence. Il ne suffit pas qu'il crée dans la mesure de ses forces et de ses désirs: son travail est estimé par comparaison avec celui d'un autre, avec ce que font d'autres; le demi-travail, le travail lent n'a pas plus de valeur que l'oisiveté. Tout travail, depuis celui du grand capitaine jusqu'à celui du facteur, depuis le travail du journalier jusqu'à celui du financier, est soumis au système de l'accord et du record; on demande à chacun autant que peut faire le voisin. L'artisan de jadis perfectionnait son travail à force d'amour et d'embellissement; la mécanisation, elle, produit sous l'égide de l'adjudication: on exige un minimum de qualité et de quantité, le prix le plus bas est le meilleur, et l'amour ne trouve aucune récompense. C'est la lutte entre groupes, entre nations, qui établit la limite de l'effort, et l'issue de la lutte dépend chaque fois des sommes de forces objectives dépensées, à l'exclusion de toute influence individuelle.

      L'homme n'est même pas libre de diriger et de concevoir son activité. Qu'il se sente une vocation unique ou des vocations multiples, l'organisation mécaniste ne l'utilise qu'en vue de la spécialisation. Et notre génération se pliant de bon gré à la contrainte, il s'ensuit que nous avons le voyageur de commerce-né, l'instituteur-né, tout comme nous avons l'ingénieur-né et l'entomologiste-né. Mieux que cela: l'organisation mécaniste fournit le nombre et le choix de types, en raison directe des besoins. Tout recul entraîne un châtiment: si l'on voit surgir de temps à autre un homme de la vieille trempe des guerriers, des aventuriers, des artisans, des prophètes, on ne tarde pas à l'exclure de la communauté, à le mettre au ban de la société et à le charger des besognes les plus basses, les plus indifférenciées.

      Mais la contrainte ne s'arrête pas là. Elle dérobe à l'homme jusqu'au sentiment de la responsabilité envers lui-même. La force organisatrice, qui est l'essence même de la mécanisation, s'exerce jusqu'à ce que chacune des parties de celle-ci, chaque ensemble de parties, soient devenues des organismes à leur tour: c'est ainsi que dans la nature chaque élément, quelque grand ou petit qu'il soit, forme un organe et que l'ensemble des organes forme un tout continu. Associations, unions, firmes, sociétés, bureaucratie, organisations professionnelles, politiques, religieuses unissent et séparent les hommes dans un enchevêtrement inextricable; personne n'existe pour lui-même, chacun est subordonné à d'autres, responsable devant d'autres. Cet état, propre à élever l'âme par la grandeur de sa conception, tant qu'il s'agit d'une organisation qui n'est pas l'œuvre de l'homme, devient une odieuse soumission dans ces immenses régions obscures où le sentiment de la responsabilité consciente est remplacé par l'intérêt servile. L'artisan de l'ancienne guilde vivait, lui aussi, dans un état de dépendance, mais sa dépendance, visible, sans équivoque, n'était pas celle d'un employé de magasin de nos jours, puisqu'elle était associée au sentiment de liberté intérieure. La dépendance mécaniste, elle, est recouverte d'une apparence de liberté extérieure; le mécontent peut exiger le respect de la forme extérieure, il peut protester, abandonner le travail, s'en aller, émigrer, mais tout cela ne l'empêche pas de se retrouver dans la même situation au bout de quelques semaines, les noms, les personnes et les localités ayant seuls changé. L'anonymat de la contrainte opère par sa magie ce que les despotismes et les oligarchies de jadis n'ont pas réussi à réaliser, malgré leurs janissaires et leurs espions: l'éternisation de la dépendance.

      Mais la contrainte individuelle serait encore un mal supportable, sans le phénomène massif qui la recouvre. La mécanisation, en tant qu'organisation massive, a besoin des forces humaines, non à l'état individuel, mais réunies de façon à former de vastes ensembles. Les multitudes qui ont construit les pyramides des Pharaons ne suffiraient pas à fabriquer tous les outils dont un pays a besoin même pour une seule journée; les armées de Napoléon ne suffiraient pas à fournir le contingent d'une seule circonscription minière. Des populations entières doivent se tenir prêtes à se grouper et à se regrouper sans cesse en armées dont la destination varie à l'infini. Des millions de chevaux-vapeurs exigent des millions d'hommes-centaures. Ce n'est pas en vertu d'une nécessité inhérente au principe de la mécanisation, mais c'est grâce à des circonstances secondaires accompagnant le développement et jugées commodes, que la division, inévitable en elle-même, entre le travail intellectuel et le travail physique est devenue éternelle et héréditaire; il en est résulté la division de chaque pays civilisé en deux peuples qui, apparentés par le sang et cependant séparés pour toujours, se trouvent, l'un par rapport à l'autre, dans la même attitude que jadis les couches supérieures et les couches inférieures dont la séparation avait du moins pour excuse la diversité d'origines. Ces deux peuples sont séparés et dominés par la contrainte. Le supérieur ne peut pas descendre, sans perdre son rang social et sa conscience sociale, sans renoncer à son ambiance accoutumée, aux biens de jouissance et de culture que lui confère sa supériorité; et, inversement, un membre des couches inférieures ne peut pas monter, s'il ne possède pas, par un hasard heureux, un certain