Jules Lemaître

Les Contemporains


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naturalisme en littérature et la démocratie en politique sont liés intimement à l'ensemble assez compliqué d'idées et de tendances qu'il nomme du nom commode de matérialisme. On se rappelle, dans Un roman parisien, l'homme foudroyé après le toast à la Matière. C'était édifiant et terrible comme ces histoires que racontent les capucins dans les missions. Il y a, certes, dans le spiritualisme de M. Feuillet, un dégoût honorable et, délicat de tout ce qui est bas et vil; mais j'y soupçonne aussi du mécontentement et de la bouderie.

      Malgré tout, j'ai ressenti, en lisant la Morte, quelque chose du ravissement où me jetaient les premières œuvres de M. Octave Feuillet. Imaginez que Sibylle ne meure point et épouse Raoul: ce sera un peu le mariage de Vaudricourt; et Vaudricourt est proche parent de M. de Camors. Les deux premières parties du roman sont presque tout entières du Feuillet des meilleurs jours. Le comte-évêque et le vieux gentilhomme qui vit dans le XVIIe siècle, tant le nôtre l'écœure, ne m'ont point déplu; et rien n'est gracieux comme la scène où Vaudricourt, franchissant le saut-de-loup du parc, trouve Mlle Aliette en train de manger des groseilles. Je me suis même laissé prendre d'abord aux yeux «énigmatiques» (naturellement) de Mlle Sabine. On est touché, quoi qu'on fasse, de la mort d'Aliette, qui sait que Sabine lui verse du poison et qui se laisse mourir (un peu trop docilement), croyant son mari complice de l'empoisonneuse, et du désespoir de Vaudricourt quand il sait que sa femme l'a cru capable d'un crime et qu'il se dit qu'elle ne sera jamais désabusée, puisqu'il ne croit pas à une autre vie.

      Je retrouve, en maint endroit, le dramatique nerveux, rapide et saccadé qui donne tant de prix à la Petite Comtesse, à Julia de Trécœur et aux cinquante premières pages de Monsieur de Camors. Je retrouve ce style poli, souple, bien tenu, presque toujours précis, non pas coloré, mais fleuri, et cette allure qui me fait songer à un cheval de race, long, aux jambes fines, avec de subits frémissements à fleur de peau. Et enfin, repassant d'un coup d'œil l'œuvre, de M. Octave Feuillet, je le bénis d'avoir sauvé le romanesque, d'en avoir renouvelé le charme et de lui être resté fidèle dans les temps d'épreuve. Et, bien qu'une autre littérature m'ait fait connaître des plaisirs plus aigus, j'admire franchement de quelle grâce l'auteur du Roman d'un jeune homme pauvre a su manier le romanesque, quand je vois ce qu'est devenu ce vieil oiseau bleu entre certaines pattes.[Retour à la Table des Matières]

       Table des matières

      C'est avec un peu de chagrin que nous avons vu M. Renan[2] comprendre le roman dans ses dédains exquis, auxquels si peu de choses échappent. Je sais bien qu'il faisait, comme de juste, une exception en faveur de M. Victor Cherbuliez et des romanciers académiciens. Il admettrait sans doute quelques autres exceptions si on le pressait un peu, et cela nous suffirait, car ce ne sont pas les romans-feuilletons qui nous tiennent à cœur. Il n'en reste pas moins que M. Renan considère le roman comme un genre inférieur et peu digne, pour parler sa langue, des «personnes sérieuses», lorsque la science, la critique et l'histoire sont là qui offrent un meilleur emploi à nos facultés. En quoi meilleur, je vous prie? C'est pure coquetterie de proclamer à tout bout de champ la supériorité de la science sur l'art, lorsqu'on est soi-même un si grand et si ondoyant et si troublant artiste. Ajoutez que le roman est bien réellement une forme, et non la moindre, de l'histoire des mœurs. Et quand il n'aurait aucune vérité, quand il ne serait pas, à sa façon, œuvre d'histoire et de critique, pourquoi le dédaigner? Enfin, si ce n'est pas, à proprement parler, le roman qui m'intéresse, ce sera peut-être le romancier.

      Nous prions l'auteur de la Vie de Jésus de faire un peu grâce au roman. «La vie est courte, dit-il, et l'histoire, la science, les études sociales ont tant d'intérêt!» Eh! les mœurs contemporaines n'en ont-elles pas aussi? Et quant à la brièveté de la vie, c'est une vérité qui se plie à plus d'une conclusion.—«Une longue fiction en prose» vous paraît «une faute littéraire»? De ces fautes-là j'en connais de délicieuses. Et, du reste, le roman tel que l'ont compris MM. de Goncourt n'est presque pas une fiction, ou du moins n'est pas une «longue fiction». C'est la vie moderne, observée surtout dans ce qu'elle a de fébrile et d'un peu fou, sentie et rendue par les plus subtils et les plus nerveux des écrivains. Ces deux frères siamois de l'«écriture artiste», nous les aimons parce qu'ils sont de leur temps autant qu'on en puisse être, aussi modernes par le tour de leur imagination que tel autre par le tour de sa pensée, et aussi remarquables par la délicatesse de leurs perceptions et par leur nervosité que tel autre par la distinction de ses rêves et par le détachement diabolique de sa sagesse. C'est aux plus «modernes», sentants ou pensants, que nous allons de préférence. Or MM. de Goncourt ont donné comme qui dirait la note la plus aiguë de la littérature contemporaine; ils ont eu au plus haut point l'intelligence et l'amour de ce qu'ils ont appelé eux-mêmes la «modernité»; ils ont enfin inventé une façon d'écrire, presque une langue, qu'on peut apprécier fort diversement, mais qui est curieuse, qui a eu des imitateurs et qui a marqué sa trace dans la littérature des vingt dernières années.—Mais peut-être est-il nécessaire, pour les bien goûter, d'avoir un esprit peu simple et en même temps d'être de ceux «pour qui le monde visible existe[3]».

      I

      «Ceux qui aiment tant la réalité n'ont qu'à la regarder,» dit-on. Soit; mais il n'est pas non plus sans intérêt de voir comment d'autres la regardent, sous quel angle, de quels yeux et dans quelle disposition d'esprit, et comment ils l'expriment, quel caractère ils aiment à en dégager, quel sorte de grossissement ils lui donnent, et par quel parti pris et par quelle loi de leur tempérament. Car, faut-il le répéter? un écrivain n'est jamais un photographe, quand il le voudrait; tout ce qu'il peut faire, c'est d'être idéaliste à rebours: le naturalisme tel qu'il a plu à M. Zola de le définir est une naïveté ou un défi. MM. de Goncourt sont si peu «naturalistes» au sens nouveau, que, dès 1859, croyant ne railler encore que M. Champfleury, ils mettaient dans la bouche d'un grotesque les idées et les professions de foi qu'a reprises et développées sérieusement la plume pesante et convaincue de M. Zola:

      Je pense—dit Pommageot en s'animant—que toutes les vieilles blagues du romantisme sont finies; je pense que le public en a assez, des phrases en sucre filé; je pense que la poésie est un borborygme; je pense que les amoureux de mots et les aligneurs d'épithètes corrompent la moelle nationale; je pense que le vrai, le vrai tout cru et tout nu est l'art; je pense que les portraits au daguerréotype ressemblent...

      —C'est un paradoxe! cria Florissac.

      —Je pense qu'il ne faut pas écrire, là!... Je pense que Hugo et les autres ont fait reculer le roman, le véritable roman, le roman de Rétif de la Bretonne, oui! je pense qu'il faut se relever les manches et fouiller dans la loge des portiers et l'idiotisme des bourgeois: il y a un nouveau monde pour celui qui sera assez fort pour mettre la main dessus; je pense que le génie est une mémoire sténographique... Je pense... je pense..., voilà ce que je pense! Et ceux à qui ça donne des engelures..., j'en suis fâché[4].

      «Amoureux de mots, aligneurs d'épithètes», MM. de Goncourt le sont au plus haut point et souvent avec une grande puissance; et c'est peut-être parce qu'ils étaient «amoureux de mots» qu'ils ont été amoureux de choses concrètes. Car le meilleur support d'une forme plastique, c'est encore l'observation passionnée du monde réel. Mais «naturalistes» selon l'esprit de M. Zola, ils ne le sont pas plus que Gustave Flaubert dans Madame Bovary. Il est certain qu'en écrivant son chef-d'œuvre, ce candide Flaubert n'a point su tout ce qu'il faisait; il ne s'est pas dit: Écrivons un roman «expérimental» et «documentaire» qui commencera une série. Si ce poète et ce polisseur de syllabes a pu composer un livre qui fait date dans l'histoire du roman par plus de vérité qu'on n'en trouvait chez Balzac, surtout par une vérité plus constante, ce n'était sûrement pas en vertu d'une théorie expresse (pessimisme foncier et religion du style, voilà Flaubert; en critique, il avait fort peu d'idées claires)—mais c'était un peu «pour brider sa fantaisie[5]» après la débauche de la Tentation de saint Antoine; c'était aussi parce qu'il voyait dans la description exacte et ciselée des platitudes une manière d'ironie