Jules Lemaître

Les Contemporains


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est toujours superposé ou mêlé à ce qui ne l'est point ou à ce qui ne l'est déjà plus. La modernité, c'est d'abord, si l'on veut, dans l'ensemble et dans le détail de la vie extérieure, le genre de pittoresque qui est particulier à notre temps. C'est ce qui porte la date d'aujourd'hui dans nos maisons, dans nos rues, dans nos lieux de réunion. L'habit noir ou la jaquette des hommes, les chiffons des femmes, l'asphalte du boulevard, le petit journalisme, le bec de gaz et demain la lumière électrique, et une infinité d'autres choses en font partie. C'est ce qui fait qu'une rue, un café, un salon, une femme d'à présent ne ressemblent pas, extérieurement, à une femme, à un salon, à un café, à une rue du XVIIIe, ou même du temps de Louis-Philippe. La modernité, c'est encore ce qui, dans les cervelles, a l'empreinte du moment où nous sommes; c'est une certaine fleur de culture extrême ou de perversion intellectuelle; un tour d'esprit et de langage fait surtout d'outrance, de recherche et d'irrévérence, où dominent le paradoxe, l'ironie et «la blague», où se trahit le fiévreux de l'existence, une expérience amère, une prétention à être revenu de tout, en même temps qu'une sensibilité excessive; et c'est aussi, chez quelques personnes privilégiées, une bonté, une tendresse de cœur que les désillusions du blasé font plus désintéressée, et que l'intelligence du critique et de l'artiste fait plus indulgente et plus délicate... La modernité, c'est une chose à la fois très vague et très simple; et l'on dira peut-être que la découverte de MM. de Goncourt n'est point si extraordinaire, qu'on avait inventé «le moderne» bien avant eux, qu'il n'y faut que des yeux. Mais leur marque, c'est de l'aimer par-dessus tout et d'en chercher la suprême fleur. Cette prédilection paraîtra même une originalité suffisante, si l'on considère que l'Art vit plus volontiers de choses éternelles ou de choses déjà passées, qu'il a souvent ignoré ce qui, à travers les âges, a successivement été «le moderne», ou que, s'il l'a connu quelquefois, il ne l'a jamais aimé avec cette passion jalouse.

      MM. de Goncourt sont donc des «modernistes», sans plus, qui adorent la vie d'aujourd'hui et qui l'expriment sans nulle simplicité.

      Je recueille dans Charles Demailly un bout de conversation où l'on dirait qu'il s'agit d'un de leurs romans:

       —Pas d'intrigue!

      —Des épithètes peintes en bleu, en rouge, en vert, comme les chiens de chasse de la Nouvelle-Calédonie!

      —Je vous dis qu'il y a un parti du haut embêtement...

      —Ça ne m'a pas paru si mal.

      —Et moi je trouve le bouquin très fort, dit une voix nette comme un tranchant[11].

      Je le dis franchement, moi aussi, je trouve «leurs bouquins très forts».

      III

      Non par la composition pourtant. Comme leur talent naturel allait plutôt à la peinture curieuse et trépidante des «milieux» qu'à l'invention et à la narration continue d'«histoires» intéressantes, ils en ont, dès le premier jour, pris hautement leur parti, même avec affectation. Par là comme par le style, bien ou mal, ils ont innové. Charles Demailly est, je crois, parmi les romans qui comptent, le premier qui ne soit pas composé. Madame Bovary offrait déjà quelques tableaux qui semblaient peints un peu pour eux-mêmes et qui pouvaient presque passer pour des digressions; mais leur lien avec l'action restait toujours visible. MM. de Goncourt rompent décidément ce lien. Sans doute leurs chapitres ne se suivent pas tout à fait au hasard: outre qu'ils se tiennent par l'unité du but, qui est la description de tel ou tel monde, on devine le plus souvent dans quelle intention délicate, pour quel effet de symétrie, de redoublement ou d'opposition ils ont été disposés comme on les voit: leur désordre, est lui aussi, «un beau désordre». Mais enfin la moitié de ces tableaux n'ont aucun rapport avec la «fable» et pourraient en être détachés sans qu'elle en reçût le moindre préjudice et sans même qu'on s'en aperçût. Dans Charles Demailly et dans Manette Salomon l'histoire commence juste au milieu du livre: Manette paraît pour la première fois à la page 179; Marthe à la page 204. Ces deux romans, qui ont chacun 400 pages, pourraient, si l'on gardait seulement le récit, n'en avoir qu'une cinquantaine. Sœur Philomène, Germinie Lacerteux, Renée Mauperin et même Madame Gervaisais ressemblent davantage à ce qu'on entend d'ordinaire par un roman; mais l'action est encore morcelée, découpée en tableaux entre lesquels il y a d'assez grands vides. L'histoire va par bonds, nerveusement. Non que MM. de Goncourt soient incapables de faire un récit continu: voyez celui de la vie de Mlle de Varandeuil (Germinie Lacerteux) et celui de l'enfance de sœur Philomène: deux merveilles. Remarquez seulement que, ces deux récits étant rétrospectifs et explicatifs, il était interdit aux narrateurs de s'égarer en chemin. Ils ont dû à cette contrainte d'écrire leurs pages les plus sobres et les plus «classiques». Mais ce n'est point leur allure ordinaire et naturelle. Au fond, ils n'aiment pas raconter; ils ne peuvent souffrir le labeur d'un récit suivi, avec des passages nécessairement plus éteints, des transitions d'un épisode à l'autre. Leur sensibilité de névropathes n'admet que ce qui l'émeut; il ne faut à leur besoin d'impressions fines ou violentes que des tableaux de plus en plus brillants et vibrants.

      Quelques critiques leur ont vivement reproché ce dédain de la composition et d'avoir l'air (surtout dans Charles et dans Manette) de vider leur portefeuille au hasard, de secouer leurs notes pêle-mêle autour d'une maigre histoire. Il nous suffit que ce ne soient pas les notes de tout le monde. Je me fais fort, en retranchant beaucoup, en ajoutant très peu, de transformer Charles Demailly, sans beaucoup de peine, en un roman suivi et correctement composé; mais je suis tenté d'estimer peu ce qui est si facile à faire. Et puis, ce ne serait plus Charles Demailly. L'harmonie d'une composition équilibrée est un charme; le pêle-mêle des tableaux en est un autre. Leur désordre répond à celui de la réalité. Leur succession capricieuse semble reproduire celle des impressions de l'artiste. Un tel livre a la vie et la variété d'un album d'études.

      Le Jardin des plantes; un atelier de trente élèves; une ville d'Asie Mineure racontée par un coloriste; une partie de canotage la nuit; quelques aperçus sur la cuisine russe; une vente après décès d'artiste pauvre et malchanceux; un atelier au crépuscule; l'ouverture du Salon; ce qu'on voit en omnibus le soir; le corps d'un modèle; une pluie de printemps au Palais-Royal; une synagogue; un bal masqué chez un peintre; les amours d'un bohème et d'un singe; un petit cochon dans un atelier; l'auberge de Barbizon; la forêt de Fontainebleau; la Bièvre et ses paysages; la plage de Trouville; je ne sais quelle rue derrière Saint-Gervais; une pleine eau, la nuit, dans la Seine, sous les ponts...—le tout mêlé de tirades amusantes et truculentes sur l'École de Rome, sur Ingres et Delacroix, sur les primitifs, sur le bourgeoisisme des artistes...—voilà ce que je trouve (et j'en passe), rien que dans la première moitié de Manette Salomon. Il y a un grand attrait dans ce bariolage et dans cet imprévu. Et n'est-ce pas là (si singulier que le rapprochement puisse paraître) le procédé de La Bruyère? Style et «nervosité» à part, l'auteur des Caractères s'y prend-il autrement pour nous faire connaître la cour ou la ville, que MM. de Goncourt pour nous mettre sous les yeux le monde des artistes et celui des hommes de lettres?

      Je sais bien qu'il y a dans presque toutes leurs œuvres, des écarts, des fantaisies qui s'éloignent de l'objet du livre; que, par exemple, le canotage nocturne de Manette pouvait se placer dans n'importe quel autre roman, et que l'aventure d'un goret taquiné par un singe dans un atelier n'était pas absolument indispensable à la peinture du monde des artistes. Mais, encore une fois, si ces fantaisies sont charmantes, qu'importe qu'elles soient inutiles? Le roman d'ailleurs, est le plus libre des genres et souffre toutes les formes. Il y a les beaux romans et les méchants: il n'y a pas les romans bien composés et les romans mal composés. Une composition serrée peut contribuer à la beauté d'une œuvre; il s'en faut qu'elle la constitue toute seule. On pourrait citer dans l'histoire des littératures des chefs-d'œuvre à peu près aussi mal composés que Manette. N'oublions pas enfin que deux ou trois seulement des romans de MM. de Goncourt ont besoin d'être ainsi défendus. Germinie, Renée et Sœur Philomène, sans nous offrir un récit aussi lié, aussi gradué que Madame Bovary, n'ont point de digressions trop insolentes.

      IV

      Peu d'œuvres, dans leur ensemble, sont aussi harmonieuses que celle que nous étudions. Il y a une relation