Jules Lemaître

Les Contemporains


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un œuf d'autruche pendu au plafond et dont on ne voyait déjà plus ni la corde ni la houppe de soie rouge.» Qu'on lise tout le morceau, on y sentira, parmi l'amusement des détails, la mélancolie légère de cette décroissance et de cet insensible effacement du jour dans un fouillis d'objets élégants et brillants qui se noient l'un après l'autre, doucement et silencieusement, dans la nuit.

      On dira: Voilà un exercice fort inutile! Nous répondrons simplement: Ces fantaisies sont curieuses et font plaisir à ceux qui les aiment. Pour ne parler que de l'atelier de Coriolis, il est certain que la description n'en était pas absolument nécessaire à l'intelligence de son histoire; mais, puisqu'il est encore permis de décrire le crépuscule à la campagne, il vaut peut-être la peine, pour changer, de le décrire dans un atelier.

      On dira encore: Vos descriptions sont des inventaires. Le premier venu en ferait autant: il n'y a qu'à regarder et à prendre des notes.—Croyez-vous? Essayez un peu pour voir. Nous pouvons fort bien accorder d'ailleurs que les descriptions sont des inventaires dressés par des artistes et des poètes, comme les inventaires sont des descriptions composées par des notaires. Les inventaires de MM. de Goncourt, ai-je dit, ont une âme. Ils accumulent les détails, mais toujours ils en résument la couleur générale et le sens. «De cette pauvre rivière opprimée, disent-ils en parlant de la Bièvre, de ce ruisseau infect, de cette nature maigre et malsaine, Crescent avait su dégager l'expression, le sentiment, presque la souffrance[19].» Ce que Crescent fait pour la Bièvre, ils le font pour tout ce qu'ils décrivent. Conclusion et résumé d'un coin de la banlieue, l'été: «... Paysages sales et rayonnants, misérables et gais, populaires et vivants, où la nature passe ça et là entre la bâtisse, le travail et l'industrie, comme un brin d'herbe entre les doigts d'un homme[20].» Conclusion et résumé d'une description du bois de Vincennes: «... Une promenade banale et violée, un de ces endroits d'ombre avare où le peuple va se ballader à la porte des capitales, parodies de forêts pleines de bouchons, où l'on trouve dans les taillis des côtes de melon et des pendus[21].» Dans la forêt de Fontainebleau, ils voient les plus petites choses: «... Son regard s'arrêta sur le rocher; il en étudia les petites mousses vert-de-grisées, le tigré noir des gouttes de pluie, les suintements luisants, les éclaboussures de blanc, les petits creux mouillés où pourrit le roux tombé des pins.» Mais à côté ils sentent profondément les grands spectacles: la vallée de Franchart les fait rêver de cataclysmes préhistoriques, de nature antédiluvienne[22]. Il serait intéressant de comparer leur forêt de Fontainebleau à celle de Flaubert dans l'Éducation sentimentale, à celle de Michelet dans l'Insecte, à celle de M. Taine dans Thomas Graindorge, à celle de M. Alphonse Daudet dans les Rois en exil. On verrait MM. de Goncourt aussi exacts que Flaubert, presque aussi ivres que Michelet, et plus débordants et tourmentés que tous. Mais ils nous ont prévenus: ici non plus qu'ailleurs ne leur demandez «la tranquillité des lignes» ni «la santé courante».

      On ne saurait étudier leurs descriptions sans parler en même temps de leur style; car c'est la volonté de peindre plus qu'on n'avait fait encore qui les a conduits souvent à se faire une langue, à inventer pour leur usage une «écriture artiste», comme dit M. Edmond de Goncourt. L'expression est juste, quoique bizarre. Ils considèrent les choses, avons-nous dit, autant en ouvriers des arts plastiques qu'en écrivains et en psychologues. Ils reçoivent de la réalité la même impression que le peintre le plus fou de couleurs et le plus entêté de pittoresque; et cette impression se double chez eux du sentiment proprement littéraire. Les tons, les nuances, les lignes que le pinceau peut seul reproduire, ils font cette gageure de les rendre sensibles avec des phrases écrites; et c'est alors un labeur, un effort désespéré des mots pour prendre forme et couleur, une lutte du dictionnaire contre la palette, des phrases qui ont des airs de glacis, des substantifs qui sont des frottis, des épithètes qui sont des touches piquées, des adverbes qui sont des empâtements, une transposition d'art enragée...

      Les classiques, quand ils veulent peindre, emploient des mots abstraits qui évoquent d'abord un sentiment, puis une image, mais indéterminée «... Un horizon fait à souhait pour le plaisir des yeux», ou des mots concrets qui évoquent une image précise, mais sommaire et rapide:

      L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours.

      À mesure que s'éveillent chez les écrivains certaines curiosités et que leur sensibilité se raffine, avec J.-J. Rousseau, avec Chateaubriand, on voit les images devenir plus nombreuses, plus nuancées et plus poussées dans le détail. Le goût de la nature a fait faire à la description un premier progrès, et très considérable. L'entrée dans la littérature d'écrivains initiés aux arts plastiques, qui en ont la science et la passion, marque un nouveau progrès, déjà inquiétant. Ils vont poursuivant le détail de plus en plus, et, tourmentés du désir de donner avec des mots la sensation même des choses, il leur arrive, comme à l'auteur de la Momie, de mêler à la langue littéraire des réminiscences et quelque chose du vocabulaire de l'atelier. Gautier porte l'abondance et la minutie, Flaubert la précision aussi loin qu'il se peut. Par delà nous rencontrons MM. de Goncourt.

      Un exemple nous fera mesurer le chemin parcouru depuis les classiques. Imminente luna, voilà un paysage d'Horace. Voici un paysage de MM. de Goncourt:

      La lune pleine, rayonnante, victorieuse, s'était tout à fait levée dans le ciel irradié d'une lumière de nacre et de neige, inondé d'une sérénité argentée, irisé, plein de nuages d'écume qui faisaient comme une mer profonde et claire d'eau de perles; et sur cette splendeur laiteuse, suspendue partout, les mille aiguilles des arbres dépouillés mettaient comme des arborisations d'agate sur un fond d'opale... Anatole prit à gauche... Il était dans une petite clairière. L'éclaircie était mélancolique, douce, hospitalière. La lune y tombait en plein. Il y avait dans ce coin le jour caressant, enseveli, presque angélique de la nuit. Des écorces de bouleaux pâlissaient çà et là, des clartés molles coulaient par terre; des cimes, des couronnes de ramures fines et poussiéreuses, paraissaient des bouquets de marabouts. Une légèreté vaporeuse, le sommeil sacré de la paix nocturne des arbres, ce qui dort de blanc, ce qui semble passer de la robe d'une ombre sous la lune, entre les branches, un peu de cette âme antique qu'a un bois de Corot, faisaient songer devant cela à des Champs Élysées d'âmes d'enfants[23].

      Mais on aura beau faire, une page écrite ne sera jamais l'équivalent d'un tableau; les mots, de quelque façon qu'on les accumule et qu'on les arrange, ne pourront qu'évoquer chez le lecteur, s'il s'y prête, une image approchante des objets qu'on lui décrit. Il est donc un point où il faut s'arrêter dans cette voie, sous peine de forcer sans grand profit les ressorts de la langue. De dire où est exactement ce point, ce n'est pas très facile; mais il est visible, à l'étrangeté fréquente de leur style, que MM. de Goncourt l'ont maintes fois outrepassé. Flaubert n'invente pas un mot nouveau, Gautier n'en invente qu'un petit nombre ou se contente de ressusciter des mots anciens. Tous deux écrivent purement; tous deux respectent ce qu'on appelle le génie de la langue, c'est-à-dire, en somme, ses habitudes. Tous deux, l'un dans sa phrase laborieuse et courte, l'autre dans sa période copieuse, facile et un peu lente, sont extrêmement préoccupés de l'harmonie. Tous les «stylistes» antérieurs à MM. de Goncourt évitent les répétitions de mots, les cacophonies, les ruptures d'équilibre dans la construction des phrases, écrivent beaucoup pour l'oreille. MM. de Goncourt, au moins dans leurs peintures, écrivent uniquement pour les yeux. Stylistes, ils ne le sont point du tout à la façon des autres; ils dédaignent dans le style tout ce qui ne sert pas à faire voir ou à faire sentir.—Mais, quand on parle de leur style, il faut distinguer entre leurs livres. Sœur Philomène, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux sont écrits purement. La forme de Charles Demailly (le premier de leurs romans qui ait paru) était beaucoup plus exubérante et parfois singulière. Dans Manette Salomon la manière triomphe. Dans Madame Gervaisais, le dernier roman qu'ils aient composé ensemble, on n'hésite pas à dire: C'est trop!—Et la bizarrerie du style s'est encore aggravée dans les livres que M. Edmond de Goncourt a écrits tout seul. C'est donc dans Madame Gervaisais que je puiserai des exemples soit des incorrections affectées, soit des manies de style qui sont devenues, vers la fin, familières aux deux frères.

      Voici d'abord des sortes d'expressions redondantes par le rapprochement de deux mots de même racine: «Là, une haie de camélias plaquant